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tion de Des Varannes était douce, mais difficile ; pour s’y maintenir sans broncher et ne rien heurter, il fallait bien de l’adresse, bien de l’esprit : le pauvre garçon était sot ; le platonisme de sa bonne fortune l’aveuglait ; il ne voyait pas clair devant lui. Sa passion n’était plus un mystère pour personne au château ; on en parlait, on l’en plaisantait, il s’abandonnait et levait les yeux au ciel ; l’Impératrice lui fit dire par une de ses dames d’avoir une tenue plus convenable ; il répondit des niaiseries : « Alors, je n’ai plus qu’à mourir ! » Ses attitudes devinrent tellement singulières, tellement ridicules, il regardait l’Impératrice avec des yeux si expressifs, que l’Empereur s’en aperçut. Il en parla au prince Napoléon, qui lui répondit : « Vraiment ! vous avez découvert cela ! Mais c’est le secret de Polichinelle, tout le monde le sait. »

Le lendemain, après le Conseil des ministres qui se tenait vers onze heures du matin, aux Tuileries, l’Empereur retint le ministre de la Marine. C’était le marquis de Chasseloup-Laubat. L’Empereur causa pendant quelques minutes avec lui. Le résultat de la conversation ne se fit pas attendre ; le même jour, à une heure, Des Varannes était mandé au ministère de la Marine. Chasseloup-Laubat lui remettait lui-même sa nomination de capitaine de frégate et des lettres de service : ordre de se rendre, sans délai, à la station des Antilles ; ce soir même, par le train express, on partira pour Brest, où l’on attendra le départ d’un navire à destination de la Martinique.

Scribe, dans je ne sais plus quel vaudeville, a chanté :

Un bon soldat sait souffrir et se taire
Sans murmurer !

Il en est de même pour les marins. Des Varannes partit. L’Impératrice fut outrée. On ne l’avait point prévenue, et, lorsqu’elle demanda où était Des Varannes, qu’elle s’étonnait de ne pas voir à son cercle, l’Empereur dit : « Il est en route pour la mer des Antilles. » Dans son irritation, elle oublia la réserve que la situation même impose à une souveraine ; elle écrivit à Des Varannes, qui lui répondit. Une correspondance s’établit entre eux. On l’a su d’une façon positive, car Des Varannes mourut le 12 juin 1869 de la fièvre jaune, à Port-au-Prince ; un souffle de malaria emporta tous ses rêves.