Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Nous étions quatre frères sous les armes ; enfin, la tyrannie est renversée. » Mérimée était avec Farcy, qui tomba sur la place du Carrousel et se vantait d’avoir fait un « coup double » des grenadiers de la garde royale ; Eugène Delacroix n’a pas commis d’erreur lorsqu’il s’est représenté debout et armé sur sa Barricade ; Jules Bastide, qui fut ministre des Affaires étrangères pendant un moment, sous le gouvernement du général Cavaignac, avait été un des dix-sept qui se précipitèrent dans le Louvre, dont la porte fut ouverte par un gamin grimpé à l’aide d’une trémie que l’on avait oubliée contre la colonnade. D’autres seraient à citer, qui ne furent les premiers venus ni par leurs œuvres, ni par leurs fonctions ; mais il en est un que je ne puis me dispenser de nommer, car, longtemps après, quarante et une années plus tard, il est mort en héros et d’un trépas tragique. Je parle du président Bonjean, le premier des otages de la Commune.

En 1830, il avait vingt-six ans ; petit, chétif, déjà presque privé de l’usage d’un de ses yeux, il s’empara d’un fusil de chasse et courut se battre. Il était à la tête de la première bande qui pénétra dans le palais des Tuileries. Il s’arrêta dans la salle du trône et, regardant l’immense lustre dont les pendeloques de cristal tremblaient au fracas des cris et des trépignements, il dit : « Ceci insulte à la pauvreté du peuple » et, servi par le hasard plutôt que par son adresse, il brisa d’un coup de fusil la corde de suspension. Le lustre tomba et l’on applaudit. Pour ce haut fait, Louis-Bernard Bonjean reçut la croix de Juillet ; cette récompense ne lui parut pas suffisante ; loin de se rallier au nouveau gouvernement, il le vilipenda et se jeta non seulement dans l’opposition avancée, mais dans l’opposition révolutionnaire. Aux réunions de la Société des Droits de l’Homme, il fut un des plus ardents. En juin 1832, il était aux funérailles du général Lamarque qui, le 15 janvier 1831, avait dit à la tribune de la Chambre des députés : « La gloire est un ciment si puissant, elle environne le trône d’une si brillante auréole, elle fait pousser des racines si profondes à une dynastie nouvelle, qu’il serait peut-être politique de la chercher sans motifs. » On se passionnait alors pour ce galimatias, pour cet amphigouri, pour ces cacophonies d’images, pour ces détestables conseils, on se passionna si bien que l’on fit à l’orateur, moins libéral que belliqueux, des funérailles