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que le prix d’une résistance invincible. La résistance fut telle qu’elle ne tomba que devant l’état civil. Ce n’est pas faute que l’on ne se fût employé à la dompter. Il y eut émulation et tout le monde s’en mêla : les uns par complaisance, ce fut le plus grand nombre ; les autres par calcul, pour n’être point dominés par une femme qui n’était qu’une « simple particulière ». La princesse Mathilde ne s’épargna pas ; elle était experte en la matière, mais n’y put réussir. Eugénie de Montijo habitait alors un des hôtels de la place Vendôme ; l’Empereur n’en sortait pas, et toujours il s’en revenait Jean comme devant. Il voulut en finir ; il se rappela l’histoire du maréchal de Richelieu et de Mme de La Popelinière ; il ne lui déplaisait pas de se montrer régence et talon rouge.

La comtesse de Montijo et sa fille furent invitées à un déplacement de chasses à Compiègne ou à Fontainebleau, je ne me rappelle plus précisément la résidence. L’architecte du palais était Hector Lefuel, qui, sur les instructions mêmes de l’Empereur, perça une porte secrète dans la muraille de la chambre que l’on réservait à Eugénie de Montijo. De là date l’origine de la fortune de Lefuel, qui, après la mort de Visconti, fut chargé de l’achèvement du Louvre. Au milieu d’une nuit, Mlle de Montijo vit entrer l’Empereur dans sa chambre ; elle ne perdit pas contenance ; elle le pria de s’asseoir et ne lui épargna pas les reproches : « J’avais cru venir dans la maison d’un gentleman. » Il pria, il supplia, il pleura, il s’irrita ; peine inutile : il reprit sa route mystérieuse, emportant sa courte honte et mordu par un amour qui ne lui laissait plus son libre arbitre. Le résultat, entrevu par la mère Montijo, poursuivi par la fille, ne se fit pas attendre ; la couronne de comtesse devenait une couronne impériale. Je dirai le mot tout cru : l’Empereur alla au mariage, comme on va chez les filles. Le prince Napoléon prétend qu’il a dit à son cousin : « Eh bien ! on les épouse donc ? »

Dans la semaine qui précéda son mariage, Mlle de Montijo fit ses adieux aux personnes qu’elle connaissait, comme si elle partait pour un de ces voyages si périlleux que l’on peut n’en point revenir. Elle pleurait et faisait appeler les vieux domestiques pour leur donner ses mains à baiser et leur dire quelques bonnes paroles. J’ai assisté à une de ces scènes. Celle qui, deux ou trois jours plus tard, allait être impératrice, était troublée en présence de cette destinée si haute et si menaçante ; elle était sincère dans l’expression de son