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éprouva un sentiment assez vif pour un homme qu’elle eût volontiers épousé. Cet homme était le marquis d’Alcanicès, qui était l’ami de la duchesse d’Albe. Lorsque la duchesse d’Albe mourut, Eugénie de Téba était impératrice des Français. Il eut, dit-on, de l’influence sur elle ; plusieurs fois il donna des ordres, comme un maître, et fut obéi. Le dénouement de cette historiette platonique fut singulier. Pour des causes que j’ignore, il fut quelquefois revêche avec la duchesse de Morny, qui, sous une apparence timide, cachait une force de ressentiment peu commune. Lorsque Morny fut mort, sa femme se coupa les cheveux — d’admirables cheveux d’or — et les jeta dans le cercueil où reposait le fils naturel de la reine Hortense et du comte de Flahaut. Elle entra en retraite, comme une fille de race souveraine, et semblait consacrée à son veuvage. Tout à coup, après deux années, elle en sortit pour épouser d’Alcanicès, qui, par le décès de son père, était devenu duc de Sesta. L’Impératrice ne leur pardonna jamais.

Elle s’assit sur le trône ; mais elle faillit rester sur les marches, et n’être que la femme du premier prince du sang. En 1850, le vieux Jérôme[1], qui était alors maréchal de France et gouverneur de l’Hôtel des Invalides, se mit en tête de marier son fils. Il avait donné sa fille Mathilde à Anatole Demidoff[2] ; on peut imaginer, d’après cela, que la question d’argent le préoccuperait d’abord et que toute fiancée bien pourvue lui semblerait de lignée suffisante. Il regarda vers Eugénie de Montijo et alla en causer au palais de l’Élysée avec le Prince Président, qui lui répondit : « Vous n’y pensez pas, mon oncle ; Napoléon vaut mieux que cela ; on peut « coucher » avec ces filles-là, mais non point les épouser. » C’est le prince Napoléon qui m’a raconté le fait, trois ou quatre ans avant la chute de l’Empire ; je l’ai noté et je le reproduis ; mais l’Impératrice et lui se haïssaient tellement qu’ils n’ont jamais été en reste de mentir, lorsqu’ils parlaient l’un de l’autre.

Le mariage ne se fit pas tout seul, et peut-être ne se serait-il jamais fait, si la mère Montijo, placée derrière sa fille, ne lui eût démontré que la couronne impériale ne pouvait être

  1. Il s’agit de Jérôme, roi de Westphalie, frère de Napoléon Ier et père du prince Napoléon. (N. d. É.)
  2. Demidoff (Anatole, comte), prince de San Donato, 1812-1870, était l’héritier d’une famille, récemment anoblie, de riches industriels russes. (N. d. É.)