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presque à bout portant, Orsini lançait des bombes explosibles sous sa voiture, pas un muscle de son visage ne bronchait et son regard restait atone, comme retenu par la vision intérieure. Les conspirateurs, les assassins mêmes en furent frappés et ne purent s’empêcher de lui rendre hommage. À ce sujet, j’ai entendu raconter à J.-M. Piétri, qui fut le dernier, le plus dévoué préfet de Police de l’Empire, une anecdote caractéristique.

La surveillance « pour la vie de l’Empereur », c’est ainsi que l’on disait, était permanente aux Champs-Élysées, place du Carrousel, dans le jardin des Tuileries et au Bois de Boulogne. Tout meurtrier qui prémédite un crime examine le terrain, étudie les habitudes de celui qu’il veut tuer et rôde autour de la demeure. On surveillait donc et l’on « filait » les personnes inconnues qui s’arrêtaient dans les endroits où l’Empereur passait ordinairement ; sur chacune d’elles un rapport était fait, que l’on envoyait au cabinet du préfet de Police ; on a ainsi épié de bons badauds et d’innocents étrangers qui ne s’en doutaient guère.

Mazzini avait envoyé à Paris une Anglaise et un Italien qu’il avait chargés de relever la topographie des promenades de l’Empereur ; ils furent bientôt mis en surveillance parce qu’ils revenaient sans cesse autour des Tuileries. Un jour qu’ils étaient dans la rue de Rivoli, ne soupçonnant pas que deux agents étaient derrière eux, l’Empereur passa dans son phaéton. Le femme fut émue et salua ; son compagnon garda son chapeau sur la tête ; la femme le décoiffa d’un revers de main, en disant : « Mais saluez donc ! » Tout en ramassant son chapeau, l’Italien, furieux, répondit : « Quoi ! le saluer ! lui, ce misérable ! » La femme répliqua : « Il est si confiant ! »

« Il est si confiant ! » le mot est à retenir, car il est justifié. Autour de Napoléon III, les assassins se sont pressés, comme sur une victime d’élite qu’il fallait abattre. Victor Hugo, qui toujours a prêché l’abolition de la peine de mort, a écrit, dans Les Châtiments, un vers dont les régicides se sont emparés. On dirait un ordre qu’ils se faisaient gloire d’exécuter :

Tu peux tuer cet homme avec tranquillité !

Ah ! la mauvaise conseillère que la haine ; comme elle dédaigne la morale ; comme elle outrage la vertu ! Ce vers,