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saisir d’abord chez le notaire, ensuite boulevard Bonne-Nouvelle ; qu’on savait ce qu’il faisait et qu’il n’avait simplement qu’à reprendre ses habitudes. Jules Favre, dès le lendemain, revêtit sa robe d’avocat, se rendit au Palais de Justice, et nul ne l’inquiéta.

Une fois maître de la situation, le gouvernement trouvait inutile de se donner la peine d’incarcérer ses adversaires ; il préférait les voir partir et les y aida dans une certaine mesure. J’en eus une preuve personnelle, que je puis aujourd’hui faire connaître sans inconvénient. Le mercredi 3 décembre, la nuit étant déjà tombée, je me promenais sur le boulevard des Italiens, entre la rue du Helder et la rue Laffitte ; c’était alors le rendez-vous de ce que l’on appelait « Tout-Paris ». La foule était grande, indécise, gouailleuse plutôt que malveillante. Des patrouilles de lanciers (premier régiment, colonel de Rochefort) passaient sur la chaussée ; lorsqu’on les apercevait, on criait : « Vive la Constitution ! » Des groupes de sergents de ville, placés à l’angle des rues, restaient en observation et n’interdisaient pas les cris. C’était une de ces heures irrésolues dans lesquelles nul n’est certain de la victoire : Armagnac ou Bourgogne ? on pouvait les jouer à pile ou face.

Je fus accosté par un certain Oury, qui était — je ne sais pourquoi — chef du cabinet du marquis Turgot, ministre des Affaires étrangères. Je connaissais cet Oury, qui était sergent-major dans ma compagnie de garde nationale, et je connaissais aussi Turgot depuis longtemps. Oury était inquiet et me disait : « Qu’est-ce que tout cela va devenir ? Si l’insurrection a le dessus, — l’insurrection, c’était l’Assemblée nationale, — je suis perdu ; on me fusillera. » Je le rassurai et lui dis : « Si le Président est culbuté, réfugiez-vous chez moi ; je saurai vous mettre à l’abri des premières recherches et je vous procurerai un passeport. » Il me serra les mains avec effusion ; j’ajoutai : « À charge de revanche ; si vous êtes vainqueurs, il est possible que j’aie quelques amis à sauver ; je compte sur vous et j’irai vous demander un de vos passeports diplomatiques, d’autant plus précieux qu’ils ne relatent point de signalement. » Oury me répondit : « C’est entendu, je suis à vos ordres. »

Le vendredi 5 décembre, un commissionnaire apporta chez moi un billet ainsi conçu : « Celui que les Arabes avaient surnommé le Père de la Maigreur est prié d’être