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le combat, j’allai voir le colonel X…, que je connaissais, et je lui dis en riant : « Vous avez fait une belle algarade. » Le brave soldat devint pâle et riposta : « Je l’avais entendu ; s’il avait répété ses paroles, je lui aurais passé mon sabre au travers du corps ! » Ce colonel est mort maréchal de France.

Cet homme-là n’était point pour tenir en échec le prince Louis-Napoléon ; il y fit effort cependant ; « les Burgraves » étaient convaincus qu’il était le maître de la situation et qu’il lui suffirait de faire un signe pour que le Président de la République fût « coffré ». Plus tard, on déchanta ; mais, en 1851, l’illusion était complète. Souvent on crut qu’il allait agir et qu’à son commandement l’armée s’ébranlerait ; on se disait à l’oreille : « C’est pour demain ! » De demain en demain, on arriva au 2 décembre. Odilon Barrot, dans l’ampleur de sa naïveté, a raconté un épisode qu’il faut reproduire, car il donne l’exemple et l’impression exacte de ce qui se passait, chaque jour, à cette époque.

« Je me trouvais à Mortefontaine, dit-il dans ses Mémoires (t. IV, p. 60), lorsque M. de Pontalba, aide de camp du général Changarnier, vint m’y porter un billet de ce général, dans lequel il me conjurait de venir tout de suite à Paris. « Les conjonctures sont devenues excessivement graves, m’écrivait-il, votre présence est absolument nécessaire. » Je crus que le moment de la crise était arrivé et je n’hésitai pas : la chaise de poste que M. de Pontalba avait amenée nous conduisit à Paris… J’étais chez Changarnier, qui me mit au courant de la situation. « Comme d’un moment à l’autre l’action peut commencer, me dit-il, je me suis permis de vous relancer dans votre retraite. C’est à qui de nous deux, Louis-Napoléon et moi, prendra l’initiative. — Mais vous êtes-vous assuré du concours du préfet de Police ? lui demandai-je. — Oh ! je suis sûr de Carlier (le préfet de Police), il est tout à moi ! Sur la demande que je lui ai carrément adressée s’il était en mesure d’arrêter le Président, il m’a répondu que, quand je lui en donnerais l’ordre, il le mettrait dans un panier à salade et le conduirait sans plus de cérémonie à Vincennes. » Cependant je lui fis observer que le ressort était tellement tendu que la crise ne pouvait se prolonger plus longtemps. « Qu’attendez-vous pour en finir ? — Oh ! me répondit-il, je n’attends plus qu’une signature de Dupin. » (Dupin était alors président de l’Assemblée nationale.)