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Dans cette réserve, d’où l’on ne peut s’arracher, on comprend bien que les livres ont une âme, âme discrète et mystérieuse, qu’il faut savoir interroger et qui ne répond pas au vulgaire indocile. On aime ces volumes qui, semblables à certains personnages des contes arabes, sont vivants pour les initiés et morts pour les profanes. Il y en a que l’on prend en amitié : on va les voir, on en regarde les caractères irréprochables, on en examine les grandes marges, on constate avec joie que nul ver n’en a piqué les fonds, on contemple les belles majuscules rouges et noires des titres ornés ; on éprouve une certaine sensualité à passer la main sur la lisse épiderme des reliures ; on chasse avec précaution la fine poussière tamisée sur la tranche, et on les remet en place, en ayant bien soin qu’ils ne gênent pas leurs voisins et n’en soient pas gênés. Ils s’ennuient dans les endroits obscurs : il leur faut de la clarté, mais non du soleil ; les armoires vitrées ne leur valent rien et ils se plaisent sur des rayons libres qui laissent circuler l’air autour d’eux ; quelques reliures en cuir de Russie, disséminées parmi eux, leur sont agréables et les enveloppent d’un doux parfum qui ressemble à une émanation personnelle. L’amour des livres est abstrait, comme tous les sentiments élevés ; les véritables bibliophiles qui ont été forcés de vendre leur bibliothèque ne s’en sont jamais consolés.

Toutes les bibliothèques dont j’ai rapidement parlé sont situées à Paris, mais nulle d’entre elles n’est la Bibliothèque de Paris ; celle-là s’est effondrée au milieu des décombres de l’Hôtel de Ville. Elle n’était pas d’une grande utilité ; ce n’est pas qu’elle ne fût riche et bien dotée : elle contenait un fonds de 125 000 volumes, que l’on accroissait tous les ans. Mais elle était reléguée dans les combles, au-dessus de la galerie des fêtes ; il fallait gravir 172 marches avant d’y arriver, et, à moins