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qu’ils n’ont pas, ceux qui sont sortis des ténèbres de la gestation pour entrer dans les ténèbres de la vie ? Le jour où ils ont eu la révélation douloureuse, où ils se sont convaincus par une expérience personnelle, qu’on pouvait se rendre compte de leurs gestes muets sans les toucher, ils ont conçu l’idée qu’ils sont des êtres exceptionnels, et depuis lors ils s’imaginent que chacun les regarde, qu’on se moque de leurs allures, qu’on rit de leur infirmité. Cette pensée, qui est très-intense chez les aveugles et qu’il est bien difficile de modifier, leur rend le contact du monde insupportable. Dans leur Institution, ils sont entre eux, entre compatriotes, comme ils disent parfois en plaisantant ; ils la quittent avec appréhension, ils y reviennent avec joie, et les plus heureux sont ceux qui, leurs études terminées, peuvent y rester comme professeurs.

Les natures récalcitrantes et rebelles sont extraordinairement rares ; il s’en rencontre cependant, et en 1873 l’Institution a été mise en émoi par suite d’une petite aventure à laquelle elle n’est point accoutumée. Un aveugle d’une douzaine d’années, venu de l’hospice des Enfants assistés, avait pris la maison en déplaisance, rêvait de liberté et cherchait partout la clef des champs. Il sut grimper sur le toit d’une gloriette, attacher une corde au chaperon du mur d’enceinte et se laisser glisser sans accident sur le trottoir de la rue Duroc : — une véritable évasion de prisonnier d’État. — Ce jeune drôle avait peur des brigands, et à l’aide d’une corde à violon, d’un demi-cerceau et de quelques baguettes, il s’était fabriqué un arc et des flèches pour pouvoir repousser les attaques à main armée qu’il redoutait. Une fois dans Paris, il s’y promena ; mais l’éveil avait été donné à la préfecture de police, et six heures après l’instant de sa fuite, il était arrêté par des gardiens de la paix, conduit au poste, installé près