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sur le cerveau ; ceux-là semblent plus rêveurs que les autres, ils ne sont peut-être que plus engourdis. Contrairement à ce que l’on remarque chez les enfants ordinaires, les petites filles aveugles sont bien moins éveillées que les garçons ; en classe, à l’atelier, pendant les récréations, elles sont languissantes, taciturnes ; elles n’ont que des jeux silencieux, et c’est à peine si elles parlent. Cela s’explique. La femme est avant tout une créature d’impression : or c’est la vue qui nous donne des impressions multiples, incessantes ; une femme aveugle est littéralement privée de son aliment intellectuel favori ; elle manque de ce qui renouvelle sa vie nerveuse, son existence particulière : l’impression reçue et l’impression produite. Aussi ces petites aveugles sont lamentables à voir : tristes, pâles, retombées en elles-mêmes où elles ne trouvent pas ce qu’elles cherchent, elles ressemblent à des âmes en peine découragées.

Les filles et les garçons se réunissent du reste dans un sentiment commun : tous les élèves de l’Institution des Jeunes-Aveugles adorent la maison qui les abrite. C’est une patrie, une sorte de pays que l’on a fait exprès pour eux. Ils savent que là nul danger, nul accident ne peut les atteindre, que tout a été prévu pour neutraliser leur infirmité. Ils ne s’en éloignent qu’avec peine ; les sorties du dimanche sont peu suivies ; le jeudi on a renoncé à les conduire en promenade : ils aiment bien mieux la longue récréation dans leur préau dont ils savent les limites et où chaque arbre est une vieille connaissance.

Lorsqu’ils sont dehors, même dans leur famille, ils sont mal à l’aise, inquiets, sans sécurité ; le péril est partout, on ne sait par où il peut venir. Et puis, pendant longtemps, ils se sont crus semblables aux autres hommes ; comment auraient-ils pu imaginer un sens