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soupçonnent guère ; souvent, en entrant dans une chambre qu’ils ne connaissent pas, il leur suffit de tousser légèrement pour savoir si elle est habitée, où sont placés les gros meubles, où s’ouvrent les fenêtres. Dans la voix humaine, ils découvrent des inflexions, des nuances multiples qui nous échappent ; ils disent d’un homme : il a mauvaise voix, comme nous dirions : il a un mauvais regard. C’est à l’ouïe qu’ils demandent ces impressions sentimentales que nous recevons par la vue. Me parlant d’une femme qu’il avait aimée, un aveugle-né m’a dit ce mot charmant : « Ah ! quel joli son elle avait ! »

Diderot a donné cours à cette erreur, que les aveugles étaient absolument dénués de pudeur[1]. S’il avait pu connaître ceux qui vivent dans l’Institution du boulevard des Invalides, il aurait promptement changé d’opinion. Il est difficile, en effet, d’imaginer une pudibonderie pareille ; jamais Diane au bain ne fut plus chaste, plus effarouchée, plus soupçonneuse. Il faut les voir se lever le matin et sortir du lit avec mille précautions précieuses, se cacher au moindre bruit et tendre l’oreille pour n’être jamais pris au dépourvu. C’est là probablement le fruit de l’éducation austère et très-morale qu’ils reçoivent, mais c’est aussi le résultat de cette défiance qui ne les abandonne jamais, même dans les actes les plus simples de la vie et qui semble faire partie de leur nature. Ignorant ce que c’est que la vue, ils lui attribuent une sorte de puissance diabolique ; pour eux, c’est un toucher à distance, mais singulièrement pénétrant, rayonnant et perspicace ; ils la redoutent et ne savent parfois qu’inventer pour s’y soustraire.

Dans leur salle de bains, qui est très-belle, très-bien disposée, suffisamment outillée d’instruments d’hydrothérapie, et où on les conduit très-souvent, ils sont

  1. Lettre sur les aveugles, Londres, 1749.