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contre le boulevard des Capucines, entre la rue Louis-le-Grand et la rue de la Paix, se tenait un aveugle accompagné d’un caniche ; tous les jours, aux mêmes heures, il arrivait et partait ; assis sur un pliant, la tête couverte d’un bonnet de laine, le corps enveloppé d’un grand carrick à sept collets, il levait vers le ciel des yeux laiteux, sans expression ni regard, et de temps en temps il secouait une tirelire en fer-blanc. Il était de tradition dans le quartier qu’il avait donné 300 000 fr. de dot à sa fille mariée à un notaire, et que le soir on l’avait souvent aperçu dans une loge du rez-de-chaussée à l’Opéra, où il se rendait dans sa voiture. Je crois qu’il faut en rabattre et dire simplement qu’ils ne font pas de mauvaises recettes. Ce qui le prouve, c’est que les aveugles sont très-recherchés en mariage par de jeunes ouvrières, qui trouvent près d’eux une vie abondante et peu surveillée. Debout le long des portes, à genoux quelquefois, ayant soin même, dans certains cas, d’abriter prudemment leurs yeux derrière des lunettes de couleur, ils portent généralement sur la poitrine un tableau qui représente l’accident par lequel ils ont perdu la vue, ou simplement un écriteau, parfois une seule phrase : Si je ne vous vois pas, Dieu vous voit. J’ai lu et retenu l’inscription suivante : Sans fortune et réduit à la plus affreuse misère, ayez pitié d’un pauvre aveugle des deux yeux.

Les plus heureux sont ceux qui se sont emparés, sur un pont, d’une place que l’on consent à ne pas leur disputer, en vertu de l’axiome : Possession vaut titre. Ceux-là jouent de l’accordéon et rassemblent parfois un grand nombre de personnes autour d’eux. Le pont des Arts a été le théâtre de luttes célèbres ; les Apollons et les Marsyas de la cécité tiraient de leur insupportable musique à soufflet des miaulements éperdus, s’injuriaient pendant les entractes, et empochaient des sommes assez