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l’administration des prisons se montre avare d’une façon cruelle envers des femmes qui, sous les verrous, n’ont droit d’exiger ni serviette, ni mouchoir. Il y a quelques-unes de ces créatures dont l’existence est si misérable que leur temps d’incarcération est pour elles une époque de repos et de réconfort. Elles aiment leur prison, elles y reviennent avec plaisir, elles en connaissent tous les détours, elles en sont les anciennes et s’en vantent. La doyenne de la prostitution de Paris s’y trouvait en 1869, à titre d’hospitalité ; elle est née en 1780 ; elle ne quitte plus son lit et l’on voit qu’elle a été fort belle. Elle est au trois quarts imbécile et tout à fait en enfance. Ses camarades d’infirmerie, pour la faire « endêver », lui disent qu’elle a été la maîtresse de Marat ; elle s’en défend avec énergie, parle du beau Barras et marmotte à mi-voix des paroles indécises parmi lesquelles on distingue : « C’était le temps des grandes guerres ! »

Lorsque l’on a vu toutes ces femmes défiler devant soi, on reste stupéfait de leur laideur et de leur âge ; cela donne une étrange idée de l’homme ; car, à les regarder, on ne comprend pas qu’elles puissent vivre de leur métier. La vieillesse même ne parait pas un obstacle. L’une d’elles, arrêtée au mois de décembre 1868 et envoyée à Saint-Lazare pour outrage public aux mœurs, est née le 9 thermidor an X. D’autres, au contraire, usées, surmenées, arrivent prématurément à la décrépitude ; j’en trouve la preuve dans une femme née en 1824 ; elle parait centenaire ; elle ne vit pas de la débauche celle-là, elle en meurt. Son existence a été effroyable. Elle a connu toutes les prisons et tous les hôpitaux ; elle a été arrêtée cent soixante-six fois : onze fois pour être jetée à l’infirmerie de Saint-Lazare ; neuf fois pour vol ; soixante et onze fois pour ivresse, « couchée dans le ruisseau et injuriant les passants, » disent