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elle leur prouve qu’en présence de l’éternelle faucheuse nous sommes tous égaux et que les seigneurs oppresseurs sont aussi durement atteints par elle que les manants opprimés. Au moment précis où cette chorée nerveuse donne à tous l’étourdissement lugubre des rondes sans fin, les paysans, réduits à des extrémités que, malgré l’unanimité des mémoires contemporains, on ne peut se figurer, font entendre une sorte de chant suprême de prières et de menaces que Monstrelet nous a conservé et qui éclaire d’un jour profond l’abîme de misère où ce peuple se débattait. C’est la Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France. Ils s’adressent aux trois états qui vivent sur eux et par eux :

Soustenir ne nous povons plus
En nulle manière qui soit :
Car, quand nous allons d’huys en huys.
Chacun nous dit : Dieu vous pourvoye !
Pain, viandes, ne de rien qui soit
Ne nous tendez non plus qu’aux chiens ;
Hélas ! nous sommes chrétiens.

Elle est longue, cette complainte, qu’il faudrait citer tout entière, car elle est, comme un cri involontaire, sortie du cœur même de la nation. Plus et mieux que tout autre document, elle raconte combien la faim était pressante, combien la misère était aiguë, combien la terre et l’homme étaient malades. Pour que la France sortit, blessée, mais vivante encore, de ces ténèbres de mort, il fallut un prodige, celui de Jeanne Darc. Et cependant, lorsque l’Anglais a enfin évacué une bonne partie du pays, lorsque la querelle d’Armagnac et de Bourgogne s’est assoupie, en 1457, l’année même où Charles VII fait son entrée solennelle dans sa capitale reconquise, la faim et la misère tuent plus de vingt mille personnes à Paris.

La France n’était point privilégiée, l’Europe souffrait