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avaient été portées aux ambassades de Turquie, de Russie, de Grèce, où la traduction de l’adresse avait été faite. La question fiscale ne pouvait entrer pour rien dans l’ardeur de l’administration à remplir son devoir, car ces lettres étaient affranchies[1].

Dès qu’une lettre porte une adresse illisible, incomplète ou erronée, elle est mise à part et confiée à deux employés spéciaux qui rendraient des points à Œdipe, liraient les tables de Manéthon à première vue, et pour qui nul rebus, si compliqué qu’il soit, ne peut avoir de mystère. Ils sont dans une sorte de cage vitrée appuyée contre une fenêtre bien éclairée, prés d’un casier chargé de dictionnaires, devant une table où reluisent des loupes de toute dimension. Ce sont des déchiffreurs et des devins aussi, car non-seulement il faut déchiffrer, mais encore il faut deviner. L’un d’eux, homme grand, sec, à cheveux blancs et dont les yeux brillent d’une intelligence singulièrement perspicace, s’est composé pour les besoins de sa besogne personnelle un dictionnaire qui est bien la plus étrange œuvre de patience qu’on puisse imaginer. Il a fait le catalogue de tous les châteaux et de toutes les usines ; il en connaît exactement le nombre et le nom des propriétaires ; il sait que les la Rochefoucauld ont vingt-trois châteaux et que les la Rochejacquelein en ont cinq. Bien des gens pensent avoir libellé régulièrement une adresse lorsqu’ils ont écrit : A. M. E. B. en son château. La lettre, mise au rebut provisoire par le manipulateur, est envoyée au déchiffreur : celui-ci consulte ses documents qui lui permettent d’assurer le trajet certain de la dépêche en inscrivant au dos : Trangy, commune de Saint-Éloi, par Nevers,

  1. J’ai voulu m’assumer que ce service était toujours aussi bien fait ; le 4 janvier 1875, j’ai jeté à la poste une lettre portant pour suscription : À l’auteur de madame Bovary ; le lendemain, elle était remise à M. Gustave Flaubert.