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D’elle je tiens le repos et la vie,
D’elle j’apprens à n’estre ambitieux,
D’elle je tiens les saincts presens des Dieux,
Et le mespris de fortune et d’envie.

Aussi sçait-elle, aiant dès mon enfance
Tousjours guidé le cours de mon plaisir,
Que le devoir, non l’avare desir,
Si longuement me tient loin de la France.

Je voudrois bien (car pour suivre la Muse
J’ay sur mon doz chargé la pauvreté)
Ne m’estre au trac des neuf Sœurs arresté,
Pour aller voir la source de Meduse.

Mais que feray-je à fin d’eschapper d’elles ?
Leur chant flatteur a trompé mes esprits,
Et les appas ausquels elles m’ont pris
D’un doux lien ont englué mes ailes.

Non autrement que d’une douce force
D’Ulysse estoyent les compagnons liez,
Et, sans penser aux travaux oubliez
Aimoyent le fruict qui leur servoit d’amorce.

Celuy qui a de l’amoureux breuvage
Gousté, mal sain, le poison doux-amer,
Cognoit son mal, et contraint de l’aymer,
Suit le lien qui le tient en servage.

Pour ce me plaist la douce poésie,
Et le doux traict par qui je fus blessé :
Dès le berceau la Muse m’a laissé
Cest aiguillon dedans la fantaisie.

Je suis content qu’on appelle folie
De nos esprits la saincte deité,
Mais ce n’est pas sans quelque utilité
Que telle erreur si doucement nous lie.

Elle esblouït les yeux de la pensee
Pour quelquefois ne voir nostre malheur,
Et d’un doux charme enchante la douleur
Dont nuict et jour nostre ame est offensee.

Ainsi encor’ la vineuse prestresse,
Qui de ses criz Ide va remplissant,
Ne sent le coup du thyrse la blessant,
Et je ne sens le malheur qui me presse.

Quelqu’un dira : de quoy servent ses plainctes ?
Comme de l’arbre on voit naistre le fruict,
Ainsi les fruicts que la douleur produict,
Sont les souspirs et les larmes non feinctes.

De quelque mal un chacun se lamente,
Mais les moyens de plaindre sont divers :