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place des bretelles, même un employé dans une compagnie d’assurances… à condition d’en sortir. Et il y a un moment où l’on préfère Léonard qui ne peignait pas assez à Corot qui peignait trop. Quand même, j’aurais aimé être Corot, enserré comme un laboureur dans son champ, car le plus esclave, s’il approfondit son esclavage, est le plus libre. Et cette espèce de liberté secrète, sans éclat, inconnue de tous est la seule qui m’intéresse et qui me tente. Être inconnu, ne jouir qu’en secret et d’un secret. Je suis le plus secret des hommes puisque je n’écris pas, je ne peins pas, je n’ai pas d’opinion politique. Mon secret est ma religion et ma religion mon secret. Les autres signent sur les murs des cabinets, des monuments publics : « Titine et Tintin ont visité le Mont-Saint-Michel le 24 juillet 1893. » Moi, j’écris sous l’ombre d’un pont une phrase anonyme que personne ne lira jamais. Mais cette phrase est dite àjamais. Comme àjamais ce petit masque de pierre est sculpté dans le haut de la cathédrale, où deux fois seulement en quatre siècles des ouvriers qui faisaient des réparations l’ont regardé distraitement. Plus les détails de mes jours, de mes heures, de mes minutes est infime et plus je m’y attache ; plus je me donne à la chose éphémère et plus elle me détache… Non, elle m’attache à l’éternité qui tombe dans ma poitrine goutte à goutte… Non, c’est une goutte àjamais suspendue et qui ne tombe jamais. Dans ma poitrine d’Homme éternel qui était avant la terre et le ciel, qui était depuis toujours et àjamais