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— Deux cent mille.

Raymond continua :

— Ce qui occupe surtout un Français, en dehors de sa petite vie, c’est de haïr les autres Français. Pour vivre sa haine, ce qu’il ne peut même pas faire tout seul, il s’appuie sur tel ou tel étranger. Pour haïr un Français, un Français a besoin de prendre à témoin un Anglais ou un Allemand ou un Russe ou un Américain.

— Ou un Juif.

Oh ça, le Juif surtout. Tu ne peux pas imaginer un Français sans un Juif pour lui faire peur. Le Français, qu’il soit antisémite ou philosémite, pense tout le temps qu’il y a un Juif qui l’épie. Vous avez remarqué ça, Constant ?

Constant regarda Raymond et lui répondit :

— Est-ce que vous n’êtes pas un peu juif ?

La figure de Raymond se contracta dans un rire qui devint un ricanement.

— Tiens, vous avez remarqué ça. Je suis quart de Juif.

— Moi, je suis corse, sourit Charles. Nous ne sommes pas du même lit. Oui, notre père a forniqué avec une belle métisse, ça a donné ce garçon-là que j’aime bien.

— Quel effet ça vous fait d’avoir du sang juif ? demanda Constant.

— Je ne suis pas de ces imbéciles qui se laissent mettre dans un coin.

Raymond semblait tout à fait sûr de lui. Constant le regardait avec un intérêt sympathique. Par ailleurs, il n’était pas étonné que ce fût sur la question juive qu’on l’eût forcé à sortir de son silence :