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il a bien fait le monde ! Des différences, il y en avait dans ce bistrot. Aux autres tables les gens formaient une masse amorphe d’où l’on ne pouvait rien extraire ; ce qui faisait un lourd contraste avec cette partie déliée et étincelante de la table privilégiée. Du reste, Constant exagérait. Cette table n’était pas si reluisante et il y avait bien de la vulgarité dans ces deux petits margoulins qui laissaient parfois échapper un ricanement assez bas et ces deux poules qui étaient habillées comme toutes les poules. Alors qu’on rêve que chaque femme soit habillée comme aucune autre.

La masse amorphe s’agitait, essayait de se disculper, de se diviser, de produire quelque chose de remarquable. Il y avait cette espèce de poivrot, près de Constant. Il était assis près du comptoir, faisait la causette au patron, tenait des propos, tâchait de faire figure. Le silence de Constant l’agaçait, il en voulait aussi à la table privilégiée où l’on ne s’occupait pas de lui. Il remuait les vétilles avec un acharnement de plus en plus amer, voyant avec épouvante et rage que l’heure du couvre-feu approchait et qu’il allait retomber au néant dont ici, à la lumière, il pensait bien se défendre. Il parlait de toutes les vétilles qui étaient de l’année et dans sa bouche cela faisait des inconvénients menus et boursouflés qui offusquaient les fonds de la terre, du ciel, de l’univers. Il parlait de la nourriture, de l’argent. On a toujours parlé de ça, mais on en parlait plus que jamais. Il était bien content qu’on parle de ça et rien que de ça, et pourtant on