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et aimait à se gaver. Il était amoureux des choses. Quelquefois il se disait qu’il aurait pu se passer des gens ; il savait pourtant que les choses ne vivent que par les gens et que jouer des choses est le dernier moyen de communiquer avec les gens : à travers les choses on échange des messages. Et c’était ainsi que lui, Constant, venait causer dans ce bistrot avec un type qui lui disait des paroles bleues comme on n’en entend pas de bouche à oreille. Dans un coin près du comptoir, il y avait une silhouette de femme pétrie dans un bleu de Prusse qui vous saturait le sang. La ligne ajoutait au bienfait de la couleur un autre bienfait. Cela faisait deux bienfaits en même temps : on n’avait pas à se plaindre, on avait de quoi se réjouir profondément, dans les entrailles de son ventre et de son imagination. Tout cela ne tombait pas du ciel, mais c’était doucement sué par la terre qui était sous ce quartier de bitume et de plâtras et sous ce bistrot de marchandages et de bavardages. Constant rigolait doucement en songeant au bon tour que la terre, la couleur bleue et un copain inconnu jouaient à tous ces idiots crasseux et gentils qui ne savaient pas qu’ils nageaient dans le bleu, dans le suc le plus raffiné. Pourtant, de temps en temps l’un d’eux semblait une seconde se méfier, s’inquiéter et, interrompant une phrase, suspendant son verre, demeurait bouche bée devant une tache, une éclaboussure de magie et de fascination. Constant connaissait bien la terre. Bien qu’il fût de Paris, il connaissait la terre. Il ne l’avait jamais ignorée ; il l’avait toujours soupçonnée,