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dans le marais une pensée amère le traversait  : comme je sais bien me cacher. Il était passé dans la vie absolument inaperçu  ; ses amis n’avaient pas connu sa famille et ne s’étaient pas connus entre eux. Non par calcul, mais par instinct il avait empêché leur conjuration et ces rares amis l’avaient perdu tôt ou tard. «  Un ami ne peut pas vivre plus longtemps qu’un chien.  » Mais alors si les autres ne le voyaient pas et qu’il les voyait, il était un spectateur  ? Non, il avait agi, sa vie avait été une action secrète, une action rare. Dans chacun de ses jours, il y avait eu une pensée et un acte qui n’avaient fait qu’un et qui avaient imprégné ce jour d’une seule odeur, de sorte que le jour était tombé indélébile goutte d’essence dans l’éternité. Chaque jour avait eu la saveur d’une pensée et chacune de ces pensées avait eu la saveur d’un acte. Mais avait-il assez agi  ? Maintenant qu’il allait mourir, ne fallait-il pas au dernier moment penser et agir d’une façon suprême  ? On ne peut jamais si bien vivre qu’au moment où l’on meurt, si toutefois l’on meurt jeune. Il faut savoir mourir jeune.

Sachant se dissimuler et passer inaperçu dans ce marais, comme il avait fait dans la vie, le vieux Constant peu à peu s’emparait de toute la vie du pays. Les humains comme les animaux et les choses tombaient peu à peu dans son filet. Un jour il aperçut une silhouette de femme dans ce petit bois de sapins qui était à la limite des dunes et des marais. C’était une silhouette bien formée  ; complaisamment formée d’une main oisive,