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Jésus, non pas en tant que chef, mais du moins et au contraire en tant que victime. Si on ne peut pas en faire un chef qui sauve les Juifs des Romains, qui refasse des Juifs des Hébreux, on peut en faire une victime, selon le cœur de Jean qui rêve d’amour, de sacrifice d’amour. »

Constant s’était engagé à dix-huit ans dans les spahis, après un an d’études à la Sorbonne, pendant lequel il avait lu uniquement Nietzsche et ceux que prônait Nietzsche. Non pas qu’il fût borné : il était bien sûr que Nietzsche ne tenait pas la vérité absolue, vérité qui selon Nietzsche même n’existait pas, mais parce qu’il s’était reconnu à quatorze ans tout d’un coup de sa famille, feuilletant un livre dont il ne comprenait qu’une ligne par-ci par-là à la devanture d’un libraire, et parce que c’était un des rares philosophes qu’il pût comprendre : Nietzsche est le philosophe des gens qui ne peuvent admettre le jargon de la philosophie.

Des spahis, en 1919, il était passé aussitôt qu’il avait pu dans les méharistes et il y avait fait cinq ans. Comme d’autres, il s’était engagé dans les persécuteurs pour connaître les persécutés. Les persécuteurs avaient un culte pour les persécutés. Moins ils persécutaient apparemment, plus ils sentaient qu’ils persécutaient intimement : et ils auraient eu mauvaise conscience, s’ils ne s’étaient sentis eux-mêmes persécutés par le monde persécuteur qui les avait délégués là. Un officier méhariste était un réfugié et un hors-la-loi à l’égard de la vie d’Europe tout comme les dissidents qu’il traquait et qu’il respectait.