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charnel, que l’épanouissement d’un moi conscient, certain de s’affirmer et prêt au triomphe ? Il mortifiait son corps, il brisait sa volonté, il humiliait toutes ses ressources de jouissance dans la discipline militaire, dans l’exil des petits postes mauritaniens, dans la promiscuité sordide des cantines et des mess, dans la pauvreté et l’absurdité d’une conquête coloniale où le conquérant était le secret admirateur du conquis, dont il détruisait pourtant la raison d’être. Tout cela pourquoi ? Au fond, il savait bien qu’en tant que Français, il était mort, que ne pouvant plus être français, comme on l’était au temps du roi Soleil, il ne pouvait plus être homme et que condamné à la déchéance dans la vie, dans le monde, il était voué à l’arrière-monde, à la métaphysique et au rêve. Comme le pédéraste P., il n’avait pris l’uniforme du soldat que parce qu’il cherchait la bure du moine. Il avait suivi le même chemin que Judas.

Et d’ailleurs, ce Nietzsche le savait bien lui-même, il n’était en Europe que le premier décadent conscient, le premier décadent qui voyait la fatalité et par une philosophie de désespoir cherchait à l’arrêter et à l’enrayer. Nietzsche mettait tout dans la volonté, dans le miracle d’une volonté qui, prenant son point d’appui dans un instinct avarié, devient la chose la plus artificielle du monde. Mais il était d’abord un décadent et il y avait en lui, dans sa misérable vie et même dans l’air qui circulait dans son œuvre cette terrible abstraction qu’il définissait, qu’il craignait, qu’il condamnait et à laquelle il