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transpositions et toutes les sublimations. Quand l’homme se mettait à transposer, Nietzsche le dénonçait comme dégénérant, vieillissant, tombant en décadence, se trahissant et se renonçant lui-même. Or, voilà que le Judas de Constant, sous prétexte de progrès, de marche en avant, de découverte, tombait dans cette dégénérescence et cette décadence. Dans sa jeunesse, dans son ardeur, dans sa première foi, qui était confiance en lui-même, et dans ses camarades et dans son chef, il avait voulu la conquête, la victoire, le triomphe terrestre. Il avait voulu réaliser dans la vie même le maximum de puissance, la limite extrême de la vie conçue par la vie. Il avait voulu l’accomplissement total de son moi, du moi de ses amis, du moi de son peuple. Il avait voulu le triomphe des Juifs sur les autres peuples et surtout sur eux-mêmes. On ne s’accomplit qu’en se vainquant, et on ne se vainc que pour s’accomplir : la volonté de puissance est aussi bien ascèse et sacrifice qu’extrême égoïsme, extrême complaisance, extrême licence, extrême luxure. Il y a là certainement une grande vérité puisqu’il y a une grande contradiction. Si l’homme est dans une contradiction, à condition qu’il vive aussi intensément chacun des termes de la contradiction il est dans le vrai, c’est-à-dire dans le vivant. Et voilà que Judas renonçait à tout cela. Judas qui était le diable, c’est-à-dire la volonté par excellence d’affirmer la vie, la volonté de tirer de la vie tout ce qui est dans la vie, d’en arracher tout ce qui y est latent et en puissance, la volonté de se contenter de cette vie