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peuple n’a pas plus d’initiative pour satisfaire sa soif de meurtre que pour satisfaire toute autre soif. Il faut que ses chefs lui tendent la coupe de sang. Or, les chefs aiment mieux le meurtre clandestin que le rut au coin de la rue ; ces chefs, assez raffinés, aiment bien les intermédiaires, un bourreau qui tache ses seules mains et non celles des chefs, un traître qui se charge de la salissure morale. Donc, faut-il trouver le traître, quelqu’un qui veuille bien faire le bouc émissaire. Sans doute, on trouve toujours des dévouements quand on en a besoin ; toujours on trouve des bourreaux, on trouve des traîtres. Pourtant, ce n’est pas n’importe lequel des mille passants qu’on rencontre dans la rue qui peut jouer le rôle de Judas. S’il ne s’agissait que d’une lettre anonyme, mais il faut se montrer.

Il est vrai que Judas avait peut-être cru, dans le premier moment, rester dans l’incognito comme on dit au Vatican.

C’était bien tentant de fouiller cette image de Judas et à partir du moment où l’on était dans la métaphysique, on pouvait s’en donner à cœur joie. Judas est un personnage indispensable, nécessaire. Sans Judas l’univers ne remue pas, sans Judas Dieu ne peut ni sortir ni rentrer en lui-même. Sans Judas aucune ouverture, aucune fenêtre ; c’est pourquoi on appelle ce jour de souffrance ou de salut qui ouvre sur un cachot ou un cabinet d’aisance : un judas. Sans Judas, le Dieu chrétien, qui pour une raison incompréhensible (le mystère de la création, c’est le mystère des mystères) a créé l’homme, qui