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première journée de bataille, j’ai vu la guerre sous ses deux aspects les plus extrêmes : dans toute son horreur tragique et dans son incomparable beauté !

« Oui ! la brutalité de l’action est sans doute horrible et comporte des épouvantes sans nom !… Mais quels sentiments grandioses d’abnégation surhumaine surgissent… éclatent alors !… Que de magnificence dans ces énergies du simple soldat qui s’exalte jusqu’au sacrifice ! Quelle merveille que l’état d’âme de ces officiers qui, maîtres d’eux-mêmes, grandis par les circonstances, dirigent, maîtrisent, coordonnent ces éléments de passion déchaînée ! Ah ! oui, mère, moi aussi je serai officier !


Mais, malgré l’intensité de notre feu, les Bavarois avançaient !

Oui ! De partout il en surgissait pour remplacer ceux qui tombaient !

Ils n’y allaient pas de bon cœur, non certes ! Et c’est à grands coups de plat de sabre, avec force coups de pied et bourrades que leurs officiers les jetaient dans la fournaise de la rue.

Alors, poussés en avant, ils avançaient sur un véritable lit de leurs morts,… tombaient à leur tour, et d’autres surgissaient pour les remplacer.

À chaque poussée ils gagnaient quelques mètres. Beaucoup d’entre eux se jetaient dans les maisons, où des luttes effroyables corps à corps les attendaient ; car les nôtres ne cédaient, maison par maison, que lorsque le nombre les submergeait.

C’était atrocement beau !

J’ai vu — de mes yeux vu — surgir sur le toit d’une de ces maisons un groupe de turcos et de marsouins qui, refoulés sans doute jusqu’au grenier, émergèrent d’une lucarne et grimpèrent sur la toiture.

De là, tout en tiraillant, ils gagnèrent le toit des maisons voisines, et l’un d’eux, atteint d’une balle, roula et s’effondra au milieu de la houle des assaillants.

Il fallut aux Allemands plus d’une heure pour gagner deux cents mètres !. Cent cinquante mètres environ les séparaient encore de nous.

Neuf heures sonnèrent à l’église. Chose curieuse, l’horloge n’avait pas été démolie et continuait à égrener les minutes et les heures ; elle dominait le tumulte de ce cataclysme ; telle une image tangible du Temps, qui poursuit impassible sa marche inlassable à travers le déchaînement des passions humaines !