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Il n’en fut rien… Je passai sans accroc, et alors seulement je commençai à respirer un peu plus librement.

Par prudence, je n’en continuai pas moins à ramper sur les genoux ; et ce n’est qu’arrivé aux trois quarts du pont, que, n’en pouvant plus, je risquai le tout pour le tout.

Me redressant à l’aide de ma main droite, je me remis sur pied ; et après un court répit que je me donnai pour désengourdir mes membres, je profitai d’un moment sans lune pour sauter par-dessus le parapet et retomber sur le pont lui-même.

Alors, dans le noir, je pris ma course vers Bazeilles !

J’avais peut-être encore dix mètres à faire pour atteindre la rive droite, et je sentais poindre en mon cœur l’immense joie d’avoir réussi, quand, du côté français, un coup de feu zébra la nuit, une balle siffla tout près de moi. J’en sentis le vent sur l’oreille !

— Bon sang ! criai-je… Ne tirez pas !… Ne tirez pas !… France !

Et puis… Je ne sais pas ce qui s’est passé ! J’ai bondi comme un chevreuil, pendant que, derrière moi, le poste bavarois entrait en rumeur. Moins d’une minute plus tard, je me trouvais face à face avec un petit soldat d’infanterie de marine, qui me recevait par ces mots prononcés avec un accent gouailleur sentant son Belleville d’une lieue :

— Ben ! mon vieux !… T’as d’la veine, sais-tu ?… Aussi ! C’est d’ta faute !

On n’entre pas comme ça chez l’monde sans prévenir !

Il était bien pris, bien découplé, ce petit troupier-là !

D’un coup d’œil, je l’avais détaillé et, ma foi !. il m’avait plu tout de suite, avec sa figure irrégulière de gamin de Paris, toute piquetée de taches de rousseur et bistrée par le soleil des colonies. Ses yeux noirs, au regard très franc mais gouailleur, me regardaient bien en face, et ses petites moustaches rousses, relevées en pointe à la d’Artagnan, lui donnaient un je ne sais quoi de très crâne, de très soldat de chez nous !

Pourtant il avait croisé la baïonnette dans ma direction.

— Tu sais ! camarade, continua-t-il, c’est d’bon cœur ! mais pour passer sans l’mot… c’est comme si tu chantais ? c’est la consigne !

Et devançant ma réponse :

— Oui, fit-il, j’sais bien que tu ne peux pas l’avoir, le mot, puisque tu te défiles de chez les Pruskos !… C’est entendu ! mais attends une mi-