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Je me sentis faiblir,… une suffocation m’envahit, je compris que j’étais perdu !

Heureusement pour moi, ma pensée était nette. Flagellant sur mes jarrets épuisés, je me jetai à plat ventre tout contre un fourré de roseaux, et je ne bougeai plus.

Regarde, mère chérie, ce que c’est que la destinée ! Si j’avais pu dominer la fatigue et continuer ma course en avant,… j’étais pris !

En effet, tout en reprenant haleine, je pus voir, à cinquante mètres de moi tout au plus, le pont — le fameux pont de la Meuse — et en arrière de ses culées, un fort poste bavarois !… C’est là que je serais allé donner en plein !

De plus, les gaillards qui me donnaient la chasse approchaient rapidement. Tapi sur le sol, je les vis passer à six pas de moi, sur le chemin de halage !… Ils ne m’aperçurent même pas ! C’est qu’il y a un Dieu, vois-tu, ma bonne mère ! un Dieu miséricordieux, qui n’a pas voulu que tu fusses éprouvée deux fois… coup sur coup !

En fait, si je ne m’étais pas arrêté, j’étais pris entre deux feux, ou mieux entre deux lignes de baïonnettes ! Mes poursuivants vinrent en effet se heurter au poste du pont, et j’entendis très distinctement les observations et les questions échangées à mon sujet.

— Ce n’est pas possible, disaient les uns, vous l’avez laissé passer !

— Jamais de la vie ! répondait le chef du poste,… nous n’avons rien vu !

— Ah ! c’est trop fort !… il s’est donc jeté sur la droite.

— Probablement et dans ce cas, il sera bientôt capturé s’il ne l’est déjà… Qu’est-ce que c’était que ce particulier-là ?… Un espion ?

— Sans doute !… puisque l’officier a donné l’ordre de le tuer.

Finalement, les Bavarois qui m’avaient donné la chasse retournèrent sur leurs pas, et je t’assure qu’ils étaient plutôt penauds !

Le silence régna donc de nouveau. Je n’entendais plus que le grand murmure de la Meuse qui roulait ses flots à quelques mètres de moi, et, toujours immobile, je réfléchissais tout en reprenant du souffle et des forces.

Que faire ? Tenter le passage à la nage ? Sans doute, c’était possible ! Mais, dans l’état de surexcitation où je me trouvais, je redoutai que le froid de l’eau ne me saisît ! Une crampe et c’en était fait de moi : j’y renonçai.