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française, combien ont envié votre sort, combien auraient mieux aimé la mort rapide du champ de bataille que la longue agonie du prisonnier !

« Les combattants du 16 août emportaient dans leur tombe un lambeau de la patrie. Il y a là une douleur dont nous ne pouvons pas, dont nous ne voulons pas être consolés.

« Que d’autres se résignent à la prétendue fatalité des événements ; que, pour ne pas troubler la quiétude de leur vie, ils détournent leur pensée des sujets douloureux. Pour nous, habitants de la frontière, en face de la blessure saignante, les regrets continuent, toujours plus poignants à mesure que les années s’écoulent ! »


À une heure, la voiture à deux chevaux dans laquelle Mme Cardignac, l’abbé d’Ormesson et Georges avaient pris place, une de ces lourdes voitures dont l’arrière est disposé en forme de longue caisse pour le transport des cercueils, franchissait la frontière, sous l’œil soupçonneux des trois gendarmes allemands de service : mais le nombre des pèlerins était tel qu’on ne leur demanda rien.

Andrit n’avait pu accompagner son ami : le permis de l’autorité allemande ne comprenait pas son nom.

— Je vais être de cœur avec toi, dit-il tout bas, comme il y a dix ans, sur le « grand carré »…

Au voyage précédent, le commandant Marin avait montré au jeune officier toutes les étapes des grandes luttes des 16 et 18 août ; il en avait presque fait une leçon de tactique militaire ; mais ce jour-là, obsédés par la vision funèbre vers laquelle ils tendaient, ils ne parlèrent point, et le trajet s’effectua au milieu des tombes qui bordaient les routes et les lisières de bois. Nombreux étaient, depuis quinze ans, les monuments commémoratifs élevés par les Allemands : tours, pyramides, lions de granit, statues guerrières, emblèmes de pierre ou de marbre, se dressaient au bord des chemins, pour magnifier les régiments décimés de l’armée victorieuse, et les couronnes de chêne aux couleurs noire, blanche et rouge y attestaient partout que les vainqueurs, eux non plus, n’oubliaient point.

Après Gravelotte, la voiture tourna à gauche, près de la maison où l’empereur Napoléon III avait passé la nuit qui précéda la bataille du 16 août ; puis par Verneville et Amanvilliers, elle se dirigea vers Saint-Privat.