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Georges Cardignac réfléchit un instant et prenant la main du blessé :

— Il n’y a qu’un homme qui puisse vous rayer des contrôles de la légion et vous rétablir sur ceux de l’infanterie de marine sans que le conseil de guerre intervienne, dit-il ; c’est le général en chef ; il est ici : je vais le voir et lui avouer tout : laissez-moi faire…

Quand les deux amis sortirent de l’ambulance, Andrit dit à son ami :

— C’est une faveur qu’on peut lui accorder sans difficulté, quand même tout le corps de l’Intendance la trouverait irrégulière, car il ne sera pas plutôt reporté sur les contrôles de son régiment que la mort l’en aura rayé.

— Et moi je crois au contraire que le bonheur lui rendra la force de vivre.

— Je le souhaite autant que toi, et ce malheureux me remet en mémoire le proverbe latin dont nous parlaient nos professeurs : Summum jus, summa injuria[1]. Vois un peu : si tu avais voulu lui appliquer la règle stricte, quand il s’est livré à toi, il eût passé en conseil de guerre et n’aurait pu évidemment se conduire héroïquement ici comme il vient de le faire.

— Sans compter, ajouta Georges, que son mauvais génie Brochin aurait probablement fait un mauvais coup.

Quand tous deux revinrent à l’ambulance le soir même, Georges Cardignac était rayonnant.

— C’est fait, dit-il au blessé ; vous recouvrez aujourd’hui votre personnalité. Rousseau est ressuscité : vous serez porté « disparu » sur les contrôles de la légion à la date d’aujourd’hui, 3 mars, et rentré au corps, à la même date, sur les contrôles du 3e régiment d’infanterie de marine. Vous serez censé avoir été fait prisonnier à Haï-Dzuong et délivré à Tuyen-Quan. Le général veut seulement que vous changiez de corps, pour vous éviter la rencontre de vos anciens camarades, dans une compagnie où vous avez eu de nombreuses punitions. Le 3e régiment d’infanterie de marine est à Rochefort : à votre retour en France, vous y serez envoyé.

La figure du blessé s’éclaira :

— Mon lieutenant, dit-il, je vous dois l’honneur. Toute ma vie je vous bénirai. Je veux vivre. Je vivrai, et, dans ma nouvelle compagnie, à l’arrivée des recrues, je me vouerai chaque année à la même tâche : écarter de leur route… le mauvais camarade !

  1. L’excès de justice peut devenir la suprême injustice.