Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/377

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ligence : il avait les traits réguliers et une aisance de maintien qui perçait même dans son attitude humiliée.

Autour d’eux, nul bruit ne troublait le lever de l’aurore ; plongé dans le sommeil, le camp se reposait des pénibles fatigues de la veille, car c’était jour de repos, et, sur la canonnière immobile, au milieu de l’eau miroitante, nul mouvement n’apparaissait.

— Parlez, dit l’officier.

Alors, d’une voix qui s’affermissait peu à peu, obligé de s’interrompre de distance en distance pour ne pas éclater en sanglots, le déserteur parla.

— Mon père, dit-il, était préfet ; je n’ai pas connu ma mère et peut-être le secret de ma lamentable destinée provient-il de ce que ses caresses et ses conseils m’ont manqué, car, très lancé dans la politique, mon père ne pouvait guère s’occuper de moi. Quand, après mon baccalauréat ès-sciences, il me vit refusé à Saint-Cyr, il se désintéressa complètement de ce que je pouvais devenir. Pour moi je n’avais qu’une affection au monde : une sœur que j’adorais et qui m’aimait, elle aussi, de tout son cœur. Pauvre Marthe, que va-t-elle devenir quand elle saura la vérité ?

Il s’arrêta un instant et reprit :

— Je m’engageai. On commençait à parler du Tonkin ; je me dis que j’aurais chance d’arriver plus vite à l’épaulette en faisant campagne, et, il y a un an, je débarquai à Saïgon.

Mais déjà à Toulon, j’avais fait la connaissance de celui qui allait être mon mauvais génie : un nommé Brochin qui, me voyant de l’argent, s’attacha à moi dès mon arrivée.

— Brochin ! s’exclama Georges Cardignac, mais j’ai ce nom-là dans mon peloton : c’est celui-là ?

— Ah ! fit le déserteur d’une voix sourde ; il est encore là !… avec vous !… Eh bien, oui, mon lieutenant, c’est lui qui m’a perdu sans se perdre lui-même, et qui, en ce moment, j’en suis sûr, porte très allègrement le poids du crime qu’il m’a suggéré ; et pourtant, autant que moi, je vous le jure, il mériterait d’être fusillé !

Il se tut de nouveau et, d’une voix sourde :

— Ah ! mon lieutenant, reprit-il, les mauvais camarades, quel mal ils font au jeune soldat qui arrive ! comme je comprends aujourd’hui ce que nous disait notre capitaine à l’arrivée : « Méfiez-vous des mauvais soldats ;