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— Ah ! mon brave Mohiloff, sans toi !…

Mais Mohiloff n’a pas fini ; les deux brigands pourraient en revenir ; et, tirant sa baïonnette dont il n’a pas eu la pensée et peut-être même le temps de se servir, il la leur plante successivement dans la gorge.

Alors le jeune officier peut voir de près ces fameux Pavillons-Noirs. Étendus à terre, ils lui paraissent d’une taille démesurée : ils n’ont rien en effet des chétifs Annamites, sinon la couleur de la peau. Celle-ci est d’un jaune foncé, presque brun ; la face est plate et bestiale ; les pommettes saillantes ; le nez épaté. Ils sont vêtus d’une braie, serrée à la taille par une ceinture dans laquelle passe la gaine d’un large poignard recourbé. Georges l’a échappé belle, et quand il est de retour à l’emplacement de la compagnie avec sa petite troupe :

— Embrasse-moi, dit Georges au jeune Russe, je te dois la vie : tu es maintenant comme mon frère.

Pour la première fois, le visage impassible du silencieux Mohiloff se détend ; une grosse larme roule sur sa joue : il est profondément ému.


Pendant toute la nuit les troupes françaises se tinrent sur la défensive. Enhardis par l’obscurité, furieux de leur défaite, les Pavillons-Noirs ne cessèrent de harceler nos lignes, mais ne purent entamer nos positions. Pendant les dernières heures de la nuit, ils évacuèrent tous les ouvrages du bord du fleuve et se renfermèrent dans l’enceinte intérieure de Son-Tay.

Le surlendemain seulement cette enceinte était enlevée et la place tombait en notre pouvoir. Le succès était chèrement payé : vingt-six officiers et quatre cents hommes étaient tués ou blessés.

Georges avait de nouveau donné avec la plus grande bravoure ; mais aussi, avec sa chance habituelle, il n’avait pas une égratignure, et il dut se contenter, comme proposition, de cette appréciation élogieuse qui lui fut adressée dans une revue quelques jours après :

« Vous avez parfaitement commandé votre compagnie, lieutenant ; toutes mes félicitations : je n’oublierai pas votre nom. »

Il est vrai que ces paroles tombaient de la bouche de l’Amiral Courbet, et valaient, aux yeux du jeune officier, la plus enviée des récompenses.