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cevoir, accrochées au mur, trois masses noires, qu’il a reconnues, à la lueur des torches, pour des cadavres abominablement contorsionnés. Il s’approche : point de doute, ce sont des légionnaires français prisonniers, que les Pavillons-Noirs ont fait périr, quelques heures auparavant, dans d’atroces supplices.

Un bâton passe sous leurs bras ramenés derrière le dos, et, à ce même bâton, les jambes, repliées en arrière et brisées à coups de barre de fer sont attachées, elles aussi : dans cette position, chacun de ces malheureux a été enfilé, comme un oiseau à la brochette, sur une énorme lame d’acier, recourbée comme un cimeterre et encastrée dans le mur ; les figures grimaçantes, angoissées, sinistres, sont mutilées ; les oreilles, le nez, la langue ont été coupés.

Le spectacle est hideux.

Les Annamites regardent, silencieux ; eux connaissent, pour les avoir pratiquées, les abominables tortures chinoises ; nulle race au monde ne s’y connaît comme la race jaune pour faire précéder la mort des supplices les plus raffinés.

Une fureur sauvage empoigne Georges Cardignac ; pendant que le servent et les tirailleurs se répandent dans les pièces de la maison à la recherche des outils, il reste seul dans la cour, marchant de long en large, jetant des exclamations indignées.

Que faire ? Décrocher ces malheureux serait une besogne pieuse, mais à laquelle il n’a pas le temps de se livrer ; besogne inutile du reste, car ils ont succombé et ce sera l’œuvre du lendemain ; d’ailleurs la cour est retombée dans une demi-obscurité, éclairée seulement par une torche tombée à terre.

Tout à coup, dans un angle de la cour, au centre d’une vaste niche, lui apparaît une figure hideuse ; celle d’un énorme poussah à la figure grimaçante, aux yeux énormes, au ventre rebondi, aux bras étendus, bariolés de vermillon ; c’est Bouddha, le dieu chinois. Tout autour de la niche où il est encastré, des inscriptions chinoises, des peintures grossières aux formes bizarres, représentant des oiseaux et des dragons, courent sur le mur laqué de blanc.

Au pied de l’idole, un brûle-parfum en bronze noir voisine avec un gong de cuivre, et une grosse lanterne en papier peint se balance au-dessus du dieu, qui semble fixer sur Georges son hideux sourire.