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il est trop tard, la pirogue a prêté son flanc à une haute lame, et en moins d’une seconde, l’embarcation retournée jette à la mer ses rameurs et ses passagers.

Georges, d’ailleurs légèrement vêtu, a rapidement pris son parti de ce bain forcé : n’est-il pas excellent nageur ? Évidemment, le flux et le reflux de la mer rendent la nage plus pénible ; mais la terre est proche : une centaine de mètres à peine restent à franchir, et Zahner qui nage, lui aussi, comme un poisson, M. d’Anthonay qui les précède, et dont le casque blanc apparaît à quelque distance, tous trois riront de bon cœur de l’aventure, tout à l’heure.

Ne faut-il pas des émotions, pour corser la vie coloniale, et quelle plus curieuse émotion que cette culbute générale, ce naufrage en miniature, en guise d’arrivée au port ?

Oui, mais pour Georges, l’émotion va devenir de l’angoisse.

Et quelle angoisse !

À quelques brasses de lui nage le jeune nègre qui a été l’auteur involontaire du naufrage. C’est encore un enfant, quinze ans à peine, avec des cheveux crépus et laineux, et il nage avec une telle aisance que le haut de son corps sort de l’eau à chaque brasse.

Soudain, Georges le voit tourner la tête de son côté, et l’entend pousser un cri guttural… Qu’y a-t-il donc ? Georges, lui, ne voit rien que les volutes d’eau blanche et verte, au milieu desquelles il passe d’un vigoureux élan.

Mais le petit noir accélère ses mouvements, bat l’eau désespérément, et soudain, près de lui, une masse noire surgit, hideuse, luisante, semblable à un quartier de rocher poli par le glissement incessant des vagues ; cette masse évolue, se retourne, et Georges, les yeux agrandis par l’épouvante, aperçoit une formidable rangée de dents, une gueule qui s’ouvre, énorme, en forme de demi-lune.

Il reconnaît le requin ; car dans les récits qu’il a lus, il se rappelle cette particularité que le terrible squale, pour happer sa proie, est obligé de se retourner sur le dos, à cause de la disposition de sa gueule, placée à la partie inférieure de sa tête.

Ce souvenir lui revient au milieu d’un sentiment d’angoisse indicible : il veut pousser un cri, il ne le peut ; la terreur, une terreur folle lui emplit le cerveau, bourdonne dans ses oreilles : quelle mort !

Mais la scène tragique dont il est le témoin affolé ne dure pas trois