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d’Yvan Mohiloff, qui, avec ses allures un peu massives, avait éprouvé de sérieuses difficultés à se former aux exercices d’assouplissement qui constituent, pour le soldat français, le début de l’instruction. À force de patience, Pépin avait fini par faire de ce colosse un « marsouin », sinon très souple et très agile, du moins entraîné, résistant, manœuvrant avec vigueur et correction. Il avait d’ailleurs été aidé dans cette tâche par le camarade de lit du « petit Russe », un Basque au regard éveillé, au teint bistré, brun comme un pruneau d’Agen, et qui montrait, dans un perpétuel sourire, des dents de jeune loup. Etchegaray, c’était son nom, était attaché à ce grand garçon, aussi silencieux que lui-même était bavard, aussi lourd qu’il était leste ; il lui avait montré à échafauder son paquetage, à démonter son fusil Gras, à astiquer son équipement ; il lui avait rendu ces mille petits services, qui atténuent pour le soldat les difficultés du début, et Mohiloff, peu expressif pourtant, lui en avait montré une reconnaissance attendrie. Aussi la liaison du petit Russe avec Etchegaray avait-elle valu à ce dernier le sobriquet de « Cuir-de-Russie », qu’il devait transporter avec lui aux colonies.

Au bout de quatre mois de service, Yvan ayant terminé ses classes, c’est-à-dire ayant une instruction militaire individuelle suffisante, devint l’ordonnance de Georges Cardignac ; il atteignit du coup le maximum de son ambition. Son horizon avait toujours été borné par l’unique désir de servir un Cardignac, comme si l’atavisme eût déposé dans son cerveau ce vœu de son aïeul de Vilna.

Mais ce jour-là, au lieu d’une seule ordonnance, Georges en eut deux, car « Cuir-de-Russie, » ne pouvant se décider à perdre son nouvel ami, passait régulièrement, dans la petite pièce affectée aux ordonnances, tous ses instants de loisir, et, pour faire supporter sa présence, brossait, cirait et fourbissait avec ardeur, les effets, chaussures et armes du sous-lieutenant.

Cependant Georges Cardignac, sentant qu’il n’avait que peu de temps à passer à Cherbourg, parcourait la ville, le port et l’arsenal, cherchant à connaître et à s’instruire. Destiné à vivre souvent avec les marins, il voulait s’initier de bonne heure aux hommes et aux choses de la marine, et Cherbourg, cette sentinelle avancée de la France devant les côtes anglaises, lui apparaissait comme un point de premier ordre parmi les forteresses de nos côtes.

Ce qui l’avait frappé dès les premiers pas, c’était la statue équestre de Napoléon Ier, érigée sur le port.