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de troupe, un uniforme de marsouin ajusté à sa taille, et auquel il ne manquait qu’une chose, les godillots !

Car Baba marchait pieds nus, et cette particularité le rendait plus comique encore.

Ce fut la remarque que fit aussitôt Georges Cardignac.

— Voyons, Pépin, tu aurais bien pu lui offrir une paire de souliers. Mais le sergent se récria :

— Impossible, mon lieutenant ; j’ai essayé, vous pensez bien. On me regarde comme un grigou de le laisser aller pieds nus par tous les temps ; mais c’est comme cela : il n’a jamais pu s’y faire. Et ça se comprend : voyez-vous ces pieds-là ? ils sont larges comme des raquettes, avec des doigts écartés comme s’il allait jouer aux osselets. Quand j’ai vu qu’il souffrait trop d’avoir les pattes emprisonnées dans ses godillots, je n’ai pas insisté. C’est encore heureux qu’il consente à s’habiller. Le voyez-vous tout nu dans les rues de Cherbourg ?

— D’où vient-il ?

— Oh ! c’est toute une histoire. Je vous ai dit qu’il y a deux ans, j’ai fait le Sénégal ; nous avons poussé une pointe du côté des Bambaras. Ils ont là-bas un chef, Ahmadou, roi de Ségou, qui leur mène la vie dure. Comme nous revenions, en descendant en chaland le fleuve du Sénégal, nous voyons sur les rives du fleuve un village qui venait d’être incendié. Nous débarquons : des cadavres de nègres, de femmes dans toutes les cases ; c’était une bande de Maures, les pirates du Soudan, qui venaient de passer, faisant une razzia d’esclaves ; ils avaient tué ceux qui avaient résisté ou qui ne valaient pas la peine d’être vendus, et avaient emmené en captivité tout le reste. Ce pauvre gosse s’était caché dans une grande outre remplie d’huile de palmes, et avait ainsi échappé aux recherches des bandits ; c’est là que je le découvris, et quand il sortit, tout huileux, il avait l’air si drôle, si suppliant qu’il me toucha et que je l’emmenai. Son père, sa mère et son frère aîné étaient partis, emmenés en captivité, me fit-il comprendre ; il était donc seul au monde.

Il s’appelait Baba. On m’a accordé pour lui le transport gratuit sur le bateau, de Saint-Louis à Bordeaux ; je me suis chargé de son éducation. Il va à l’école chez les Frères : le colonel a prescrit qu’on lui donne une gamelle au quartier ; le capitaine m’a cédé un uniforme de marsouin, et la cantinière l’a arrangé à sa taille ; il ne lui manque donc rien. Il n’y a qu’une chose dont