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— Si je m’en souviens ? Comme d’hier ! Ah ! mon lieutenant, vous n’étiez pas fier et vous nous avez mis tout de suite à notre aise ; mais pour recommencer à vous tutoyer aujourd’hui ! non, mille fois non !… Ça m’écorcherait la bouche, voyez-vous !… À Bazeilles, passe encore… vous étiez un enfant, vous arriviez à la compagnie, ne sachant rien du métier : j’étais votre ancien… je pouvais y aller carrément. Aujourd’hui, ce n’est plus la même chose ; vous voilà officier, mon officier même ; car, au rapport hier, le colonel, annonçant votre arrivée, vous a placé à la 14e compagnie : c’est la mienne. Or vous pensez bien que, si les hommes entendaient un sergent tutoyer leur officier, ça serait raide. Et puis d’abord, voyez-vous, il y a une raison meilleure que tout cela : je ne pourrais point !…

— Comme tu voudras, mon brave Parasol ; je te comprends un peu ; mais tu ne m’en voudras pas, à moi, de reprendre avec toi le tutoiement d’autrefois.

— Vous en vouloir, s’écria le brave garçon… je serai bien trop content !

— Alors, te voilà sergent ; tu t’es donc décidé à poursuivre « tes études », comme tu disais en blaguant de si bon cœur, et tu as fini par apprendre à lire ?

— Il l’a bien fallu. Depuis que nous ne nous sommes vus, j’ai été refaire un tour en Cochinchine d’abord et après au Sénégal ; chez les « jaunes », j’ai eu la chance d’être cité à l’ordre pour une petite affaire à Tourane ; alors mon capitaine m’a dit : « Je vais te coller un instructeur pour t’apprendre à lire, et si, dans un mois, tu ne lis pas d’une traite un article de journal, je te renvoie au dépôt avec les mulets… Je veux que tu deviennes gradé… Tu entends, je le veux… » Et comme il ne badinait pas, le capitaine Cassaigne, j’ai appris…

— Le capitaine Cassaigne ! s’écria Georges : notre lieutenant de Bazeilles ?

— Lui-même.

— Je le croyais tué à la dernière trouée que nous avons faite sur la route de Balan.

— Moi aussi : il n’était plus avec nous quand nous nous sommes comptés ; mais les hommes comme lui, c’est blindé ; avec deux balles et trois coups de baïonnette, il s’en est tiré, et, après la guerre, nous l’avons vu revenir à la compagnie avec un galon de plus.