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tu si, un beau matin, je me faisais colon dans un domaine grand comme un département français ! La terre est pour rien, sais-tu, dans ces pays neufs ! Tu ne me répéterais pas si souvent que notre fortune baisse… Qui sait ?… C’est peut-être le moyen de la relever.

Mme Cardignac écoutait tristement et son anxiété redoublait, car Georges disait vrai ; elle voyait sa fortune diminuer d’année en année, et sentait approcher le moment où, sa dot ayant disparu, elle serait réduite à sa pension de veuve.

C’est qu’après la guerre, la France, impatiente de se reconstituer une armée et de boucher la trouée d’invasion qui s’ouvrait à son flanc dégarni, avait consacré toutes ses ressources à ses troupes de terre.

Elle avait donc négligé sa marine, qui, en 1870, n’avait pu opérer aucun débarquement sur les côtes allemandes à cause de la faible profondeur des eaux de la Baltique, et qui, par suite, apparaissait à tous comme un élément de défense secondaire.

Combien on est revenu aujourd’hui de cette grave erreur !

Or il doit vous souvenir, mes enfants, que l’oncle de Valentine, M. Normand, avait édifié sa fortune en construisant des bâtiments pour la flotte de guerre : n’ayant plus de commandes de l’État, il vit ses ateliers se fermer ; son matériel inutilisé se perdit ; ses capitaux fondirent à vue d’œil. Vous comprenez, donc sans peine que la dot de Valentine, placée tout entière dans la maison Normand, périclita en même temps que diminuaient les travaux confiés à cette patriotique maison.

Mme Cardignac ne laissait pas d’en souffrir ; non pour elle-même, car elle menait une vie simple et n’avait aucun goût dispendieux ; mais elle avait espéré aider son Georges, améliorer sa solde et voilà que bientôt ses propres ressources allaient devenir insuffisantes pour elle seule.

Le fils du colonel en avait pris gaiement son parti.

— C’est moi qui t’aiderai, mère, disait-il souvent ; mais en France, vois-tu, je ne l’aurais jamais pu : un sous-lieutenant a pour solde mensuelle cent quatre-vingt-neuf francs ; il paraît que là-dessus, quand il a payé sa chambre et sa pension, son ordonnance et son blanchissage, il peut disposer au maximum de deux francs cinquante par mois pour ses menus plaisirs. Mais aux colonies et surtout en colonne, ce chiffre est triplé : je te ferai une délégation : tu pourras toucher la moitié de ma solde.