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— Et si je connais les deux noms que je vous citais tout à l’heure, c’est que j’ai entendu sa bouche les prononcer, quelques minutes avant de se fermer pour toujours.

— Vous avez vu mourir mon père ? reprit Georges d’une voix tremblante.

— Oui, mon enfant, et je m’aperçois maintenant combien vous lui ressemblez ; même loyauté dans le regard, même expression volontaire dans le pli de la bouche. Je n’ai connu votre père que deux jours, car il vint prendre son commandement le 17, la veille de la grande bataille ; mais ces deux jours valent des années dans mes souvenirs, et jamais je n’oublierai son intrépidité devant le danger et le calme avec lequel il reçut le coup mortel.

Il y eut un silence. Georges pleurait à chaudes larmes et ses deux camarades étaient presque aussi troublés que lui.

Ce fut avec une religieuse attention qu’il entendit le récit détaillé de la dernière phase de la bataille où son père avait succombé. Il revit le tableau que lui avait jadis fait Mahurec, le vieux maréchal des logis d’artillerie : les masses prussiennes débordant de partout, en face, à droite, en arrière ; un ouragan de fer s’abattant sur les batteries démontées ; le colonel ne quittant qu’à regret ses pièces hors d’état de faire feu, et recevant une balle en plein cœur, avant d’avoir songé à suivre le mouvement de recul de la ligne.

— C’était un homme ! conclut le vieil officier, et je crois qu’on peut dire : « Tel père, tel fils », car vous n’avez pu gagner cette médaille que pendant la guerre et vous deviez être bien jeune alors. Mais il eût semblé égoïste à Georges de parler de lui-même en un pareil moment, et du reste sa pensée était ailleurs.

— Allons visiter les tombes, dit le commandant Marin…

Tous quatre partirent dans la direction du plateau d’Iron. Retiré à Mars-la-Tour depuis six ans, car il avait pris sa retraite au lendemain de la guerre, le vieil officier connaissait les moindres replis du champ de bataille. Il fit aux jeunes Saint-Cyriens le récit de la journée du 16, et jamais leçon ne fut écoutée avec plus d’attention ; quelle carte eût pu remplacer ce terrain de la lutte qui se développait sous leurs yeux, et quel professeur eût égalé cet ancien combattant de Rezonville, qui, depuis plusieurs années, étudiait ce sol, sacré pour lui, le livre de ses souvenirs à la main !