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ses vingt ans. Tout lui sourit ; il ne doute de rien : de la carrière qu’il a choisie, il ne voit que le côté brillant. Un auteur que vous lirez, Alfred de Vigny, a écrit des pages superbes sur les « grandeurs » et les « servitudes » militaires ; le jeune officier qui les parcourt ne voit que les « grandeurs » et ne rêve que gloire ; plus tard, en ayant connu les « servitudes », il ne se reportera jamais sans émotion vers cette heure fugitive de sa jeunesse ; et si un jour, Saint-Cyriens vous aussi, mes enfants, vous voyez le regard d’un vieil officier se reposer sur vous, rêveur et attendri, soyez sûr qu’il est pénétré de cette émotion, et qu’il donnerait volontiers ses galons et ses croix en échange de votre triomphante jeunesse et de votre foi dans l’avenir.

Mais si Georges Cardignac ressentait, comme tous ses camarades, le bonheur d’en avoir fini avec la vie d’écolier, il avait une maturité de caractère qui l’éloignait des distractions frivoles. Les souvenirs de la guerre de 1870 l’avaient trempé, et en imprimant à son jeune visage un caractère de virilité et de sérieux tout particulier, ils avaient déposé dans sa jeune âme l’ardent désir de la revanche française et l’indomptable foi dans le relèvement de la patrie.

Aussi, après les premières semaines passées auprès de sa mère, s’ouvrit-il à elle d’un projet qu’il avait formé. Coûte que coûte, il voulait revoir Saint-Privat et revivre, dans une sorte de pèlerinage sacré, les mortelles heures qu’il avait passées avec le vieux Mahurec, à la recherche de son père. Certes il n’espérait pas, sans guide et sans renseignements, découvrir, au milieu de toutes les croix éparses sur l’immense champ de bataille, celle qui recouvrait les restes du colonel Cardignac ; mais là-bas il se sentirait plus près de lui. Il avait comme une mystérieuse intuition que l’âme de son père planait au-dessus du funèbre ossuaire, et se révèlerait à la sienne, comme le fantôme du roi de Danemark se montra, dit la légende, à son fils Hamlet dans le château d’Elseneur.

Mais Pierre Bertigny coupa court du premier coup au projet de voyage de Georges.

— Passe encore pour aller en Allemagne visiter les bords du Rhin ou de la Sprée, dit-il, mais aller en Alsace-Lorraine, aujourd’hui, c’est chose impossible : le gouvernement allemand vient d’établir un régime des plus rigoureux pour empêcher la circulation des provinces annexées en France et réciproquement ; il faut des passe-ports strictement en règle, c’est-à-dire visés