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Puis, la manœuvre finie, amis et ennemis se réunissaient ; les faisceaux étaient formés, le capitaine directeur de la manœuvre faisait la « critique » et un repos bien gagné permettait aux petits marchands de « cornard »[1] de vendre leurs produits aux élèves. Alors Cardignac et Andrit, se retrouvant, discutaient l’opération, et il arrivait souvent que Georges, se remémorant des situations similaires en 1870, disait à son ami :

— Quand il y a des balles dans les fusils, on ne marche pas de l’avant comme nous venons de le faire.

— Il en sera toujours ainsi dans toutes les manœuvres, répondait avec bon sens le petit Andrit.

Il faut pourtant que je vous conte, mes enfants, qu’un général russe, dont vous connaîtrez plus tard le nom illustre, Dragomiroff, avait eu une idée toute particulière sur cette question. Il s’était dit :

— Puisqu’on ne peut pas obtenir du soldat qu’il se modère et se cache convenablement pendant les manœuvres, parce qu’il sait n’avoir aucun danger à courir en se découvrant, mettons des balles dans quelques fusils ; lorsque ce soldat saura que, sur mille cartouches à blanc tirées sur lui, il y en a « une à balle », il se méfiera et nous ne verrons plus d’invraisemblances dans les manœuvres.

— Mais, lui avait-on objecté, il pourra survenir mort d’hommes dans vos manœuvres !

— Évidemment, répondait-il, mais qu’importe si, pour un homme tué, il y en a mille qui profitent sérieusement de l’instruction.

Et il avait, sans rire, proposé l’adoption de son idée au Tsar qui, bien entendu, ne l’avait pas écouté.


Il arrivait souvent, dans ces manœuvres, que les anciens, entourant Georges Cardignac, lui faisaient raconter tel et tel épisode de 1870 auquel il avait assisté et qui avait une analogie avec le thème de l’opération du jour. C’était alors une « leçon de choses » que tous écoutaient avec gravité. Plus l’année avançait d’ailleurs et plus la considération dont était entouré « le petit marsouin » de 1870 augmentait.

  1. Cornard : friandises de tout genre ; — par extension et sans qu’on puisse expliquer pourquoi, ce mot, très usité à Saint-Cyr, s’applique également à un mouvement mal fait et en général à tout ce qui est malpropre ou en désordre.