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persant pour remonter à temps, car les terribles adjudants les guettaient.

Et je vous laisse alors, mes enfants, faire l’effort d’imagination nécessaire pour vous représenter ce qu’il advint lorsque les recrues se précipitèrent sur leurs chaussures. Tout d’abord ils essayèrent, en appelant à grands cris les numéros gravés sur les tiges (les tricules, comme on les appelait), de distinguer leurs bottes de celles de leurs petits cos[1].

Mais il leur fallut bien vite renoncer à retrouver chacun leur bien, car le deuxième roulement éclata, menaçant pour tous ceux qui allaient être remontés les derniers dans les études, et dès lors ce fut au petit bonheur. Le partage au hasard allouait à un gaillard de cinq pieds six pouces une botte sur deux où il pouvait introduire trois doigts de pied sur cinq, pendant qu’un « charançon », comme le petit Andrit, tombait sur une botte rappelant celles de l’Ogre, et derrière laquelle il eût pu se mettre à l’abri en campagne.

À la suite de ces salades, particulièrement redoutées, deux jours se passaient quelquefois sans que chacun pût rentrer en possession des chaussures marquées à son véritable « tricule ».

Mais c’était au dortoir que s’exerçait le plus la brimade : les recrues et les anciens couchaient cependant dans des chambres différentes ; mais les recrues avaient d’abord leurs gradés, choisis parmi les premiers de la promotion des anciens et nommés sous-officiers : de plus, il leur arrivait souvent qu’une fine-galette[2] échappant à la surveillance des bas-off[3] apparaissait dans un dortoir de recrues.

Alors soufflait le vent.

Le vent s’attaquait à tout, au lit, à la case et au fusil.

Une minute après le passage du météore qu’était cet ancien, les lits auxquels les recrues s’étaient efforcés de donner les arêtes vives d’un parallélépipède rectangle, étaient bouleversés ; les cases, construites suivant toutes les règles du parallélisme le plus rigoureux, grâce à des règles plates introduites dans chaque effet, étaient défilées[4] ; enfin les pièces de la culasse mobile des fusils, démontés sur les lits pour l’inspection de l’officier de

  1. Cô : camarade.
  2. Fines-galettes : les derniers d’une promotion.
  3. Bas-off : adjudants.
  4. Jetées à terre sens dessus dessous.