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Quelle morne tristesse emplit, à la vue de ce tableau, le cœur de Georges Cardignac, vous le devinez sans peine, mes enfants, en vous rappelant que, comme ce Saint-Cyrien, il a perdu son père pendant les grandes batailles de Metz, et en apprenant, que moins heureux que lui, il n’a pu en retrouver les restes.


Hélas oui ! cette suprême consolation avait été refusée à sa mère et à lui.

Vous pensez bien qu’aussitôt la guerre terminée, sa première pensée avait été celle-là : ramener en terre française le corps du colonel, enterré, il le savait, en un point facile à reconnaître. Mais l’abbé d’Ormesson, l’aumônier militaire qu’il avait rencontré à Saint-Privat et à qui il avait confié le soin pieux de rendre au mort tant aimé les derniers devoirs, l’abbé d’Ormesson n’était plus en France : après la guerre contre l’Allemagne, il avait voulu fuir l’horrible guerre civile qui venait ajouter ses ruines à celles de l’invasion, et, reprenant un projet longtemps caressé, il était parti pour l’Ouganda dès le mois d’avril 1871.

Mme  Cardignac s’était alors adressée au père du missionnaire, officier général en retraite, que le départ de son fils avait rempli d’une profonde mélancolie ; mais le jeune prêtre n’avait plus donné que de rares nouvelles, et, après quelques autres tentatives infructueuses, Georges Cardignac avait dû renoncer à remplir ce qu’il considérait comme un devoir sacré : enlever aux Allemands les restes de son père.

De sorte que, moins heureux que le Saint-Cyrien du tableau de Bettanier, dont le père avait été du moins réintégré en terre française, Georges ne pouvait douter que le corps du colonel Cardignac se trouvât sur le territoire allemand.

Et maintenant que, comme Saint-Cyrien, le territoire allemand lui était absolument et rigoureusement fermé, il lui fallait renoncer sans retour à réaliser le projet dont il admirait, les yeux fixes, la saisissante exécution.

Comme il se redressait, il aperçut derrière lui un camarade dont le visage lui était inconnu, mais dont le regard le frappa instantanément, car dans ses regards, fixés eux aussi sur le tableau, brillait une larme furtive.

Il était petit, mince, brun, imberbe ; les cheveux drus et noirs, la bouche petite, le menton volontaire, l’antithèse vivante de Georges dont la haute taille et les membres fortement musclés respiraient la force.