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C’est qu’il avait vu la lutte du haut de la pointe du bois !

— Vous les avez secoués, fit-il. Ça ! vous pouvez le dire !

Nous causâmes des moyens les meilleurs à employer pour franchir les lignes.

— Moi ! je n’hésiterais pas, dit-il. Je piquerais au sud. Voyez-vous, depuis ce matin ils ont certainement garni la frontière belge pour pincer les fuyards. Y a pas gras par là ! À votre place, je m’en irais tranquillement, les mains dans les poches, et je descendrais la Meuse.

Ce fut le parti que j’adoptai.

Après avoir serré une fois encore la main du brave homme, je pris par écrit son nom : Pierre Bagelin, bûcheron et charbonnier au village de Donzy.

Je lui donnai le mien, en lui promettant ma visite la guerre finie. J’embrassai Marie, la fillette aux grands yeux bleus, « la mioche » comme disait son père ; j’eus même grand’peine à lui faire accepter un cadeau en argent pour s’acheter une poupée ; puis, redevenu un civil avec mes vêtements d’ouvrier, je partis plein de courage et de confiance.

N’avais-je pas un talisman ? la croix d’honneur de père que je sentais sur mon cœur, à travers le cuir de ma ceinture.


Je ne te raconterai pas, ma mère chérie, ma marche à l’aventure au milieu des armées prussiennes ; ce serait me répéter.

Tu te rends bien compte, n’est-ce pas, par le récit de mon odyssée de Saint-Privat à Bazeilles, de ce que dut être cette nouvelle traversée à travers l’invasion.

Je m’en tirai tant bien que mal, mais enfin avec une lenteur désespérante. J’ai dû rester parfois trois, quatre…cinq jours dans le même village sans pouvoir passer.

T’écrire, je ne le pouvais pas ; tu le comprends, puisque j’étais en plein dans le camp ennemi ; mais l’espoir ne me fit jamais défaut : car j’emportais au moins, dans mon âme, la joie de savoir que mon cousin Bertigny avait pu s’échapper.

Il me fallut plus d’un mois pour atteindre les Vosges, où, d’après des conversations que j’entendais, un centre de résistance s’était organisé. Je savais même que, dans cette armée, il y avait beaucoup de corps francs, car