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presque silencieux jusqu’à l’ambulance. Au-dessus de nous, les obus continuaient à sillonner le ciel bleu. Ils formaient, de Frénois à La Garenne, comme une voûte aux vibrations sonores, mais on y était tellement habitué depuis le matin qu’on n’y prenait plus garde.

Tout en cheminant à travers la cohue, je remarquai la tenue de mon cousin Pierre.

Il n’avait pas un accroc à son spencer ; mais il était noir de poudre. Son poing droit, ganté de blanc, était rouge. C’était du sang !… du sang ennemi qui avait également éclaboussé le bleu de son uniforme. La poignée et le fourreau de son sabre étaient rouges ; les épaules de son cheval gris étaient piquetées de vermillon… mais lui-même n’avait rien !

Ah ! Par exemple, son visage était grave,… d’une gravité sombre que je ne lui connaissais pas !

— Tu as chargé, cousin ? lui demandai-je, quand il eut confié le général aux soins du médecin.

— Oui !… Oh ! oui… Quatre fois de suite ! me répondit-il. C’était là-haut, au Calvaire d’Illy ! Toute la division : les régiments de chasseurs d’Afrique, les hussards et les chasseurs de France ! toute la division de la légère a donné !… Mais… il n’en reste plus !… plus ! Tiens ! tu vois cette vingtaine d’hommes (il désignait ses cavaliers).

— Oui.

— C’est tout ce qui reste de mon escadron !

— Oh !

— C’est ainsi !

Alors, pendant que ses chasseurs éreintés, broyés par la lutte titanesque dont ils arrivaient, mettaient pied à terre, Pierre laissa déborder sa colère.

Avec des gestes violents, il me raconta en phrases véhémentes, l’historique général de la bataille : il me dit l’enveloppement mathématique, méthodique de nos troupes, par les armées allemandes ; le sombre héroïsme de tous les corps engagés, qui, après des prodiges de valeur, se buttaient à des masses profondes de troupes fraîches ou se disloquaient sous une pluie infernale d’obus. J’appris par sa bouche les détails épiques de cette charge, unique dans les fastes de la cavalerie, charge lancée pour reprendre le Calvaire d’Illy, et qui, hélas ! s’était en quelque sorte évaporée dans la flamme et la foudre des explosions.