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Le plus élevé en grade des officiers, un capitaine, prit immédiatement le commandement, nous reforma par sections, et un court colloque s’engagea entre lui et les lieutenants.

— Vous voyez, leur dit-il, les Prussiens sont maîtres du coteau dans la direction de Givonne ; leur ligne nous coupe la route de Sedan, et ce serait une inutile folie d’essayer d’y passer. Mon avis est d’obliquer, en nous défilant vers la Meuse, et de tâcher de gagner ainsi la Place. Avez-vous mieux à proposer, messieurs ?

— Non ! mon capitaine ?

— Bien !… En route.

Nous descendîmes alors vers la prairie, et, tout en marchant, je me rendis compte que, des hauteurs qui dominent la rive gauche de la Meuse les Allemands tiraient sur Sedan, et même, par dessus la ville, jusque sur nos troupes.

Nous gagnâmes sans encombre (en obliquant pour éviter les prairies, inondées par ordre supérieur) les remparts de la vieille ville de Turenne, puis nous nous arrêtâmes dans un repli de terrain, en avant des glacis, à gauche d’un pont-levis.

Nous étions harassés, broyés, par ces heures de lutte terrible ; et comme nous étions relativement bien abrités, une détente s’opéra chez nous tous.

Faisceaux formés, on s’assit ; la faim qui nous tenaillait l’estomac fit déboucler les sacs et ouvrir les musettes.

Pendant que Pépin partageait fraternellement avec moi son maigre « frichti », j’observai ce qui se passait sur la route de Givonne.

De tous côtés, même à travers champs, des soldats de toutes armes, aux vêtements déchirés, refluaient déjà vers Sedan ; des paysans, des femmes, des enfants se sauvaient devant la bataille, en emportant leurs effets et leurs meubles, soit à bras, soit dans des charrettes.

Tout cela se heurtait, s’emmêlait, se buttait aux troupes, aux fourgons, aux estafettes qui sortaient au contraire de Sedan pour se porter vers l’action.

Il en résultait une confusion inexprimable qui me remplissait d’un étonnement angoissé.

Le capitaine avait envoyé un lieutenant en ville pour demander des ordres ; mais il était déjà parti depuis deux heures et ne revenait pas !…