Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/73

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

provision d’eau, je l’ai brisée sur la tête du chaouch qui s’est écroulé comme une masse. J’ai empoigné son cimeterre, et, ma foi ! chacun pour son compte, n’est-il pas vrai ? Mokran est à cette heure dans le paradis de Mahomet, à moins qu’il ne soit au diable.

« Tout cela avait été fait si prestement, que Lakdar n’avait pu s’y opposer à temps. Si tu avais vu sa tête et même celle de mes camarades ! Ils n’en revenaient pas, s’attendant à chaque instant à voir apparaître à la porte d’autres janissaires armés.

« Moi aussi, je les attendais ; mais je pouvais du moins vendre chèrement ma vie, et je n’aurais pas cédé, pour tout l’or du monde, l’arme terrible dont je serrais fiévreusement la poignée.

« Ce fut notre ami le mameluk qui reprit son sang-froid le premier.

— Qu’Allah ait son âme, dit-il ; mais vite, vite, suivez-moi !

« Nous ne nous fîmes pas prier, tu peux m’en croire. Le château était vide de soldats turcs, nous traversâmes la cour au galop, enjambant les morts, buttant dans les éclats de bombe, risquant d’être écharpés par le tir de nos batteries. Ah ! les braves gens, qu’ils tiraient juste ! Heureusement, nul de nous ne fut touché.

« Toujours suivant Lakdar, et toujours courant, nous, voilà dans le souterrain par lequel nous étions arrivés, quand une explosion formidable, surhumaine, nous renverse les uns sur les autres…

« Tu es aussi passé par ce genre d’exercice, n’est-ce pas père, lorsque tu as sauté à Saint-Jean-d’Acre, avec un Turc dans les bras en guise de plastron ?

« Tu connais donc, par expérience, la sensation toute spéciale qu’on éprouve en se sentant enveloppé, soulevé, comprimé, aplati par le terrible refoulement de l’air et des gaz. J’en avais la tête à l’envers, en me relevant dans cet étroit boyau rempli de fumée.

« Je me tâte, je fais l’appel de mes membres… rien de cassé !

« J’appelle mes compagnons. On me répond, on se retrouve… Personne de tué ! Seulement Goelder avait été projeté sur la muraille et son nez était en marmelade. Il n’a vraiment pas de chance, mon pauvre Goelder !

« Lakdar aussitôt était allé en arrière, pour se rendre compte.

« — La grande tour a sauté ! nous dit-il en revenant. C’est là qu’était la poudre : Dieu l’a voulu. Maintenant, filons !