Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rongé par une maladie de langueur, tourmenté par le souvenir grandiose de son père, l’héritier de Napoléon s’étiolait lentement, et sa mort allait bientôt anéantir pour le colonel ce suprême espoir d’une restauration impériale.


La diligence roulait toujours, sans que le colonel Cardignac s’en aperçût. Seul dans le coupé, il s’abandonnait à sa rêverie, pleine d’évocations à la fois glorieuses et tragiques ; il ressentait une joie étrange à revivre mentalement sa vie, au moment où son fils Henri commençait réellement la sienne.


Arrivé au relai de Dijon, le colonel, en attendant l’heure du départ, déjeunait à l’Hôtel de la Cloche, quand une conversation de ses voisins de table attira son attention.

L’un d’eux venait de signaler l’échouage de l’Aventure et du Silène.

Le colonel pâlit, et d’une voix un peu tremblante :

— Pardon, monsieur, êtes-vous sûr de ce que vous venez d’annoncer ?

— Monsieur ! répondit son interlocuteur, je suis attaché à la Préfecture, où la nouvelle est parvenue télégraphiquement il y a une heure. Comme M. le Préfet l’a fait communiquer aux journaux, ce n’est plus un secret et je puis en parler.

Malgré sa fermeté habituelle, le colonel eut un tremblement convulsif qui n’échappa point à ses voisins.

— Monsieur, dit alors l’attaché, vous paraissez fort affecté. Est-ce que vous auriez à bord d’un de ces navires un…

— J’y ai mon fils !…

Un silence poignant suivit. Personne n’avait plus faim, tant l’attitude du colonel était impressionnante. Cet homme que son allure, son visage, sa rosette rouge, désignaient comme un des rudes et redoutés soldats de l’Empire, ce vieux brave que rien ne pouvait émouvoir, cet homme pleurait !

Il réagit pourtant, sécha ses larmes, et fiévreusement :

— A-t-on des nouvelles des passagers ?

— Oui !… Prisonniers, sauf trente-deux hommes.

— De quel équipage, ces trente-deux hommes ?

— Du Silène.

— … Mon Dieu !