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poinçons ou chiffres qu’il connaissait par cœur, il venait de reconnaître Yvonne… sa pièce à lui… la dernière Yvonne qu’il eut servie ! Aussi calme que s’il se fût agi d’une manœuvre d’avant-train, il déroula les traits qui pendaient au poitrail de sa monture, en passa les crochets dans les poignées latérales de l’affût et non sans peine, car il boitait encore, il se remit en selle.

Un des deux officiers d’artillerie, s’avançant, l’interpella :

— Eh bien ! maréchal des logis, que faites-vous donc là ?

— Vous le voyez, mon capitaine, j’ai retrouvé ma pièce, je l’emmène…

— Vous l’emmenez ? fit l’officier abasourdi, où cela ?

— Là-bas ! répondit Mahurec en étendant le bras dans la direction d’Amanvilliers.

Et scandant ses mots :

— Je l’emmène, reprit-il, parce que je ne veux pas que les Prussiens la prennent.

— Vous ne voulez pas !… alors, c’est de vous-même, sans ordre, que vous enlevez cette mitrailleuse ?

— Oui, mon capitaine, je me suis juré que, moi vivant, elle ne tomberait pas entre leurs mains.

Les deux officiers se regardèrent et celui qui n’avait encore rien dit murmura :

— Pauvre homme… il est fou !.

— Oui, c’est un coup de folie, reprit l’autre, mais quel brave homme et combien je l’admire !

Tous deux se trompaient, mes enfants. Mahurec n’était pas fou, mais à cette heure atroce, où un Maréchal de France, revêtu de la plus haute dignité militaire, foulait aux pieds le devoir le plus saint, il avait été saisi, lui, l’humble maréchal des logis, d’un véritable délire patriotique en songeant que l’ennemi allait mettre la main sur cette chose sacrée pour lui, sur cette compagne de sa vie militaire, sur sa pièce !

Il n’avait plus qu’elle au monde ; toutes ses affections étaient parties depuis que la véritable Yvonne reposait là-bas dans un petit cimetière de Bretagne, depuis que le colonel Cardignac à son tour avait disparu de l’horizon de sa vie.

Sans doute il avait donné une pensée à son petit Yan resté au pays, mais