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milieu de nos pièces. Il serrait la main des blessés, il encourageait les tireurs, et surtout il regardait à droite, là-bas, du côté de Roncourt. Il avait un pli au front et passait sa main dans ses longs cheveux. Il était soucieux, c’est sûr, mais je l’entends encore dire d’une voix tranquille : « Il faut tenir, mes enfants, tenir… jusqu’au dernier… Moi, je vous préviens, je ne m’en « vais pas, vous ne laisserez pas votre vieux Maréchal tout seul !… » Ah ! celui-là, Monsieur Georges, c’était un homme !

— De quel Maréchal parlez-vous, Mahurec ?

— De Canrobert, parbleu ! s’écria le Breton en s’arrêtant les poings serrés, il n’y en a qu’un… c’est pas Bazaine, bien sûr, qui aurait fait cela : nous ne l’avons pas vu de la journée, celui-là… Si seulement il avait envoyé du secours, mais rien, rien n’est venu ; alors, vous comprenez, tout a une fin… les fusils encrassés ne partaient plus, nous n’avions plus de munitions, plus de gargousses !… c’est le général Ladmirault qui nous a prêté les dernières… les Prussiens armaient de partout, comme des loups qui hurlent à la mort… à la clarté de l’incendie de Saint-Privat, on les voyait accourir par milliers sur notre droite ; nous allions être coupés… il a bien fallu déguerpir… j’ai vu notre pauvre Maréchal entraîné par son État-major ; des chasseurs de Du Barail ont attelé nos mitrailleuses comme ils ont pu, parce que tous nos chevaux étaient tués depuis six heures, et nous sommes tous partis… J’ai été roulé dans un flot de soldats du 4e de ligne… je les vois encore : leurs baïonnettes étaient toutes rouges, ils arrivaient de Roncourt… moi, je ne voulais pas quitter ma pièce, vous comprenez… Elle faisait des bonds en passant par dessus des tas de blessés et de morts ; je courais à côté d’elle ; c’est à ce moment-là que j’ai reçu une balle dans la jambe… ç’a m’a fait l’effet d’un coup de fouet.

Il s’arrêta de nouveau et un gémissement sourd lui échappa, aussitôt comprimé. Puis il repartit.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? demanda l’enfant.

— Le colonel ?… fit Mahurec en baissant la voix, car il s’était enfiévré en racontant ; la dernière fois que je l’ai vu, c’est quand la division du général Du Barail a voulu charger et qu’elle a été tout de suite arrêtée par les obus ; nous n’avions plus de gargousses ; le colonel nous a crié : « Les canonniers vont se porter en avant des pièces et tirer avec les mousquetons. » Puis, je l’ai vu donner un ordre à un capitaine qui est tombé à